
Dans une chronique pour Les Échos (1), le philosophe Gaspard Koenig saisit l’actualité des coupures d’électricité qui ont eu lieu en Espagne et au Portugal, afin de faire l’apologie de la résilience. Au premier abord, l’analyse semble implacable et résonne à des oreilles friandes de concepts tels que la « capacité de s’adapter à l’imprévu », « survivre hors du réseau » ou encore le « sens de l’indépendance ». Pourtant ce raisonnement qui semble se tenir n’échappe pas à une question fondamentale à savoir : la solution proposée répond-elle aux exigences d’une bonne politique scientifique ? C’est ce que je vous propose d’examiner.
Black-out et cygne noir, c’est noir !
Le philosophe commence par dresser un tableau très vivant du drame en énumérant les types de situations catastrophiques dans lesquelles la population s’est retrouvée « prise au piège », et cela devrait selon lui nous « faire prendre conscience qu’en temps normal, nous circulons, bâfrons et binge-watchons avec au-dessus de la tête l’épée de Damoclès de la cyberattaque, du sectionnement de câble sous-marin ou d’un mauvais hasard » En lisant cette remarque, on ne peut s’empêcher de penser aux remontrances contre la société de consommation du type de celles d’un Jancovici quand il gronde contre tous ces esclaves énergétiques (2) dont nous disposons pour illustrer notre dépendance à un mode de vie non durable.
Toutefois ce n’est pas ce sujet que Koenig choisit de développer, mais l’éventualité d’un black-out en reprenant Nassim Taleb et son cygne noir (« l’impossible est toujours possible »), en reconnaissant que « contrairement à l’événement de type « cygne noir » qui échappe à tous les modèles « On n’aurait pas pu prévoir le black-out, mais on aurait dû s’y attendre ».
Le philosophe ne croit pas si bien dire. Tout d’abord ce n’est pas la première fois que survient ce genre d’accident en Europe, le plus récent remontant au Sud du Royaume Unis en 2019 ; ensuite cela fait des années que les spécialistes de l’énergie avertissent sur notre site, des risques que court notre système électrique à force de jouer avec le feu des énergies intermittentes.
L’avertissement le plus récent étant celui de Christian Semperes qui, visionnaire, quatre jour avant l’incident publie une analyse sur l’absurdité du réseau électrique en concluant « Le dernier black-out français date du 19/12/1978. La question n’est pas de savoir s’il va y avoir un prochain black-out, européen cette fois, mais quand. » Pour en arriver à cette conclusion prémonitoire, l’auteur n’a pas fait rouler de dés, il a énuméré toute une série d’incongruités qu’il a identifiée dans un système électrique devenu kafkaïen : « le leurre de l’intermittence », « le leurre du stockage de l’électricité », « les subventions à la décarbonation mal pensées», « revenir à un calcul d’un prix décent de l’électricité » … Et il n’hésite pas à dénoncer un fait ubuesque : « les Allemands qui nous payent pour nous exporter de l’électricité carboné… » Mais tous ces sujets qui sont autant de marges d’améliorations d’un système absurde et permettent d’éviter l’accident ne semblent pas intéresser le philosophe. Celui-ci préfère tirer la conclusion que nos sociétés toutes aussi sophistiquées soient-elles, sont très fragiles du fait même de cette sophistication. Un peu comme une fatalité qu’il faudrait accepter. Au lieu de se pencher sur les causes et réfléchir à une meilleure politique scientifique pour l’éviter, il préfère se réfugier dans un monde idéal.
L’utopie de la résilience
Gaspard Koenig s’est fait connaitre en défendant principalement le revenu universel inconditionnel, une proposition qui rend l’individu totalement dépendant de l’Etat. Le fait qu’il appelle les individus à davantage d’autonomie et de résilience pour échapper aux black-out est donc nouveau : « chaque organisation, chaque foyer, chaque individu devrait passer son test d’antifragilité en définissant ses besoins de base et en s’assurant de pouvoir les satisfaire de manière autonome. Plutôt que de se moquer des survivalistes, il faut comprendre leur démarche. Le but n’est pas de construire une société d’ermites autosuffisants, bien illusoire en cas d’effondrement général, mais de reprendre l’expression d’Agnès Sinaï et Pablo Servigné. » Et encore « la garantie d’une autonomie minimale permet de prendre ses distances par rapport au pouvoir central, qu’il soit économique ou politique. » Le libéral que je suis boirait presque du petit lait. Sauf qu’il y a un pré-requis technologique qui n’a pas été pris en compte.
Ce rêve, tout légitime qu’il soit, mérite une analyse de politique scientifique telle que nous la préconisons dans de Gaia à l’IA (3), c’est à dire une remise à plat des solutions technologiques qui se présentent à nous pour tenter de valider celles qui optimisent notre libre responsabilité. Et c’est bien dommage que Koenig ait fait l’économie de cette réflexion. Car derrière cet apparent souci d’autonomie, le philosophe a du mal de cacher son intention. Un peu comme si inconsciemment il cherchait à passer de la collapsologie – la science de l’effondrement – à la collapsocratie – le régime qui met tout en œuvre pour accélérer la survenue de celui-ci… Comme en témoigne la référence à l’effondriste Servigne. En ne cherchant pas à analyser les causes de l’effondrement pour s’en prémunir mais en sautant tout de suite à l’utopie de la résilience individuelle, il laisse entrevoir le fond d’une pensée décroissante qui s’avérerait sur le long terme plus fragile que le système qui a accouché du black-out.
Ne brûle-t-il pas les étapes en admettant spontanément la fatalité de ce dernier et en passant directement à la résilience individuelle présentée comme une forme de stoïcisme et d’attitude supérieure ? Il n’a pris ni la peine de remarquer que l’accident avait été vite réparé (4) ni de s’interroger sur le fait de savoir si on pouvait l’éviter. Au contraire, il laisse entendre que la civilisation technologique n’est pas idéale (on consomme trop et le cygne noir nous guète au coin de la rue). Remarquons au passage, que cette utopie survivaliste a été pensée pour des ruraux (des rurbains ?) (4), alors que les populations sont aujourd’hui majoritairement urbaines. Pourquoi le philosophe n’a-t-il pas pris la peine de consulter un ingénieur électrotechnicien pour lui demander si l’événement black-out relevait de la fatalité ou aurait pu être évité ? Il aurait alors pu comprendre que ce n’était pas un problème de connaissance ou de maitrise technologique, mais bien un problème de choix politique : pour résumer grossièrement, il suffit d’arrêter de développer les ENRi (5) et de miser davantage sur le nucléaire massivement avec d’autres énergies pilotables, pour affiner. Réparer ce système relève bien de nos libertés et il n’y a aucune raison d’accuser la fatalité.
Autre question qu’il aurait pu balayer en compagnie de ce même ingénieur : qu’est-ce qui optimise davantage notre libre responsabilité (la valeur cardinale de toute bonne politique scientifique), un système où chaque individu dispose de ses panneaux solaires et de ses batteries ou un système centralisé ?
Il aurait alors vite compris que bien que pouvant servir de « ceinture de sécurité », l’autonomie de la résilience apparaît limitée tant que l’on ne dispose pas de batteries suffisamment puissantes (problème pour le coup qui semble relever des lois de la physique). Que ferait l’individu résilient avec ses panneaux solaires (6) pendant une longue période sans ensoleillement ? Il chercherait à se raccorder au réseau et si ce n’est pas possible, il irait couper du bois dans la forêt pour faire du feu. L’utopie prend vite du plomb dans l’aile pour se transformer en dystopie, une fois le romantisme de la situation mis entre parenthèse. Les apparences sont trompeuses car l’optimisation de notre libre-responsabilité dépend de notre accès à une énergie abondante, pilotable, bon marché, efficiente et (idéalement) décarbonée…. La mauvaise politique scientifique consiste à se laisser abuser par une idéologie qui nous laisse croire que la décroissance et l’intermittence nous rendrons plus libre.
Dans le film catastrophe 2012 de Roland Emmerich, les humains cherchent à échapper à l’apocalypse causée par la faille de San Andréas … Si ce navet illustre de manière assez caricaturale que la quête du salut est individuelle (en l’occurrence, dans le film, c’est le règne de l’anarchie et du chacun pour soi), le sauvetage effectif de l’humanité (et de la biodiversité), lui, implique la technologie et le collectif : il s’agit de construire une arche pour échapper au déluge. Autrement dit la libre responsabilité de la bonne politique scientifique (7) n’est pas toujours qu’une pétition de principe elle repose sur le meilleur choix technologique pour notre adaptation. En de tels circonstances, le politique ferait mieux de demander conseil à l’ingénieur électro-technicien, qu’au philosophe stoïcien.
(1) https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/devenir-antifragiles-2163627
(2) Selon l’ingénieur, chacun de nous disposerait de 427 esclaves énergétique dans les transports, l’agriculture, le résidentiel tertiaire et l’industrie
(3) Jean-Paul Oury (Décembre 2024) De Gaia à l’IA, pour une science libérée de l’écologisme (Valeurs Ajoutées éditions)
(4) Remarques de Samuel Furfari
(5) Dans un texte intitulé « Toujours plus de renouvelables sur le réseau électrique c’est possible ? » Que dit l’électrotechnique, Eric van Vaerenbergh s’interroge : « Le présent épisode 2 est une suite indissociable de l’épisode 1 et des suivants. La flexibilité (1) et le suivi de charge (2) des moyens de production d’électricité sur un réseau électrique sont un sujet technique complexe. Il est trop peu abordé, voire même oublié dans le débat de l’électrification des biens et services. Il renferme pourtant des notions électrotechniques vitales pour comprendre et déployer des solutions énergétiques réalistes et non idéologiques. Cela permettra d’éviter des catastrophes électrotechniques et financières qui pourraient débuter par des délestages jusqu’aux black-out (3).
(6) Précisons que ces propos s’appuient sur le fait qu’il existe des limites au stockage de l’énergie. Certains ingénieurs, tels que Elon Musk pensent que cela pourra être surmonté et qu’à terme selon l’échelle de Kardashev, on comprend que l’énergie solaire deviendra la principale énergie. Ainsi Musk affirme « Once you understand Kardashev Scale, it becomes utterly obvious that essentially all energy generation will be solar. A relatively small corner of Texas or New Mexico can easily serve all US electricity. » https://x.com/cb_doge/status/1925882812898410636 En matière de science, il convient d’appliquer le principe de cas par cas et donc le pas à pas, le fait que certaines technologies évoluent en permanence. Il se pourrait bien que notre critique devienne infondée et que l’utopie de Gaspard Koenig soit visionnaire.
(7) Jean-Paul Oury, Manifeste libéral de David Lisnard : des éléments pour une bonne politique scientifique https://www.contrepoints.org/2025/05/12/480382-manifeste-liberal-de-david-lisnard-des-elements-pour-une-bonne-politique-scientifique
A lire sur les black-out (sélections d’archives depuis 2018)
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Une « transition électrique » déjà à l’épreuve du black-out !
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Très bon article. Bravo pour cette réflexion approfondie et éclairante
Merci à vous