Le stockage de l’électricité (par conversion sous une autre forme d’énergie qui pourra ensuite être reconvertie en électricité en fonction des besoins) est le passage obligé d’un développement important de l’électricité intermittente et aléatoire produite par les éoliennes et/ou les panneaux photovoltaïques. L’idée selon laquelle cette question serait résolue ou sur le point de l’être s’est semble-t-il répandue. À tort. Car si elle est exacte aux petites, moyennes et même relativement grandes échelles (une centaine de GWh) avec des progrès dans ces domaines encore attendus (dans les batteries, surtout) ce n’est pas le cas aux très grandes échelles (stockage de masse, impliquant en outre des durées inter-saisonnières) qui seraient indispensables pour dépasser 30 à 40 % d’électricité intermittente injectée dans les grands réseaux. Avec les technologies actuelles, la stabilité de ces derniers, et par conséquent la sécurité d’alimentation des consommateurs, n’est plus assurée au-delà.
Des besoins de stockage très variables selon les réseaux
Les technologies actuelles de stockage, en premier lieu le stockage hydraulique par STEPs (Stations de transfert d’énergie par pompage) technologie éprouvée de longue date à échelle industrielle pour lisser la production, permettent de satisfaire les besoins en stockage de réseaux de petites tailles, jusqu’à quelques centaines de MW en puissance et une à deux dizaines de GWh en énergie. Les batteries, grâce à l’amélioration de leurs performances et à leurs prix à la baisse apparaissent également comme une solution de plus en plus performante et plus facile à mettre en œuvre.
Il n’en va pas de même pour les grands réseaux, notamment le réseau métropolitain français, d’une tout autre échelle : il met en jeu une puissance moyenne de 55 GW qui, du fait des fortes variations saisonnières, varie de moins de 35 GW l’été à 95 voire plus de 100 GW lors des pointes de consommation hivernales. En termes d’énergie, la consommation d’une seule journée très froide, correspondant à une puissance moyenne de 75 GW sur 24 heures, atteint 1 800 GWh !
Or, les 6 STEPs françaises cumulent au total environ 5 GW de puissance et 100 GWh d’énergie déstockable… Très loin du compte, donc, puisqu’il faudrait multiplier leur capacité par… 18 pour pouvoir déstocker une seule journée de consommation hivernale ! C’est d’évidence totalement hors de portée, sachant que les possibilités d’extension de ces STEPs par amélioration de l’existant et/ou nouvelles installations n’excèdent pas 2 GW… En réalité, pour faire face à des épisodes de vents très faibles qui sont loin d’être rares, il faudrait disposer de 10 à 14 fois plus de capacités : si l’on se réfère aux statistiques allemandes de 2010 à 2016 [1] dont le parc éolien est plus de quatre fois supérieur au nôtre et inclut de l’éolien en mer soumis à des absences de vent fortement corrélées à celles de l’éolien terrestre, 23 épisodes de 5 jours de vents très faibles ou quasi-nuls et 1 épisode de 10 à 14 jours se sont produits en moyenne chaque année !
Les STEPs actuelles restent par contre très utiles pour écrêter les pointes habituelles de consommation hivernale entre 18 et 20 h avec un pic vers 19 h, mettant en jeu moins de 10 GWh.
Des solutions de stockage à très grande échelle en très petit nombre…
Quels sont les autres moyens envisageables ? Le stockage d’air comprimé (CAES : Compressed Air Energy Storage en anglais) dans des cavités souterraines de très grandes dimensions ne répond pas mieux à la question, au contraire : technologie nettement moins mature que celle des STEPs, au rendement inférieur et plus coûteuse [3]. Et qui, pour stocker la consommation d’une journée froide d’hiver, nécessiterait 6 fois plus de capacités souterraines que celles actuellement utilisées pour stocker environ 132 TWh de gaz naturel [9, 10] ! C’est, là encore, hors de toute réalité… Quant aux batteries, leur coût pour 1 800 GWh serait insoutenable : 360 Mds€ au prix actuel (≈ 200 €/kWh) et encore 90 Mds€ pour un prix 4 fois plus faible… postulé en 2030 [2]. La disponibilité des matériaux nécessaires à leur fabrication serait un autre écueil majeur si on généralisait leur usage à cette échelle.
Ne reste donc en lice que le stockage d’énergie sous forme chimique, qui contrairement à toutes les formes physiques précédentes, a l’avantage d’une densité volumique ou massique beaucoup plus élevée (supérieure de deux ordres de grandeur) rendant physiquement possible le stockage d’énergie aux très grandes échelles. Il s’agit en l’occurrence des gaz de synthèse qui, dans une perspective renouvelable, sont produits à partir d’électricité renouvelable intermittente d’origine éolienne et/ou photovoltaïque. C’est la solution dite « Power to gas to power » en anglais avec deux possibilités, dont les premières transformations sont communes :
Électricité è Hydrogène è Électricité (filière ou voie hydrogène)
Électricité è Hydrogène è Méthane è Électricité (filière ou voie méthanation)
La filière méthanation est présentée par ses promoteurs comme LA solution. Il est exact qu’elle bénéficie de trois atouts majeurs indéniables : le stockage direct du méthane produit dans le réseau existant de gaz, la capacité inter-saisonnière de ce stockage (indispensable pour stocker l’électricité photovoltaïque plus de 4 fois plus abondante l’été que l’hiver, durant lequel elle est principalement utilisée) et la possibilité d’atteindre des tailles industrielles lui permettant de répondre aux besoins physiques de stockage de masse d’un grand réseau. L’hydrogène étant plus délicat et plus dangereux à stocker en masse et pour de longues durées.
Ces deux filières souffrent malheureusement d’un handicap majeur : un rendement opérationnel global de conversion « du réseau au réseau » très faible, qui ne dépasse pas actuellement environ 30 % pour la voie hydrogène et 20 % pour la voie méthanation [4 à 8]. Concrètement, cela signifie que pour être en mesure de déstocker 1 kWh d’électricité, il faut en avoir « consommé » plus de 3 dans la filière hydrogène et 5 dans la filière méthanation ! Or, ces très faibles rendements ont un impact économique majeur pour deux raisons de fond qui additionnent leurs effets négatifs :
* Ils impliquent de surdimensionner les installations, car il faut électrolyser 3 à 5 kWh d’électricité entrante pour pouvoir déstocker 1 kWh d’électricité sortante. De plus, les surinvestissements qui en résultent sont très difficiles à amortir du fait de l’alimentation par des sources intermittentes ayant de faibles facteurs de charge : environ 23 % pour l’éolien et 13 % pour le photovoltaïque. Les électrolyseurs ne peuvent donc dans le meilleur des cas fonctionner que moins de 36 % du temps en équivalent pleine puissance, soit environ 3 000 h/an. Et moins de 900 h/an si on utilise uniquement les surplus intermittents ne trouvant pas preneur, à prix supposé nul. Il en résulte des charges d’amortissement allant de très élevées à extrêmement élevées selon le cas considéré.
* Il faut acheter ces 3 à 5 kWh d’électricité entrante pour en revendre 1 seul, dont le prix de vente devra donc supporter le coût de ces achats.
L’addition [coût d’achat de l’électricité + coût d’amortissement des installations] sans compter les autres coûts, conduit actuellement à un kWh déstocké environ 6 fois (pour la voie hydrogène) à 10 fois (pour la voie méthanation) plus élevé que le prix moyen de marché de l’électricité [6] ! Rendant actuellement impossible l’émergence d’un MODÈLE ÉCONOMIQUE VIABLE pour ces filières.
Des progrès sont-ils envisageables ? Oui, à condition d’agir simultanément dans deux directions :
* Augmenter les rendements globaux de ces filières. Mais ce sera difficile et surtout limité par le nombre élevé de conversions énergétiques nécessaires. Ainsi, en supposant que l’on arrive à un rendement en exploitation opérationnelle de 90 % pour chacune des deux principales conversions (à savoir, l’électrolyse et la méthanation de l’hydrogène), le rendement global plafonnera vers environ 43 % pour la voie hydrogène et 36 % pour la voie méthanation [7]. Ce qui restera peu performant car il faudra encore, pour être en mesure de déstocker 1 kWh d’électricité, en avoir « consommé » environ 2,3 dans la voie hydrogène et 2,8 dans la voie méthanation. Les pertes d’électricité resteront donc très importantes et continueront à peser sur les investissements en moyens de production amont nécessaires à leur compensation.
* Réduire les coûts d’investissement actuels des chaînes de conversion d’un facteur 3 au moins [7] pour que les coûts de l’électricité déstockée se rapprochent suffisamment des prix de marché, et encore lorsqu’ils sont élevés, lors des périodes de forte consommation.
Ces deux conditions nécessaires impliquent donc à la fois des avancées notables en R&D et des baisses de coût extrêmement importantes passant par une industrialisation à grande échelle avec effets de série et gains de productivité, dont les chances de réussite sont incertaines.
La viabilité de ces filières, acquise sur un plan purement technique, reste encore très loin de l’être sur le plan économique. Ce qui ne permet pas d’envisager leur usage opérationnel à une échéance prévisible à ce jour.
Références
[1] Etude sur la performance des éoliennes en Allemagne publiée par l’association VGB PowerTech en 2017 : https://www.vgb.org/en/studie_windenergie_deutschland_europa_teil1.html?dfid=86718
[2] Bloomberg New Energy – Juillet 2017
[3] LE STOCKAGE DE L’ÉLECTRICITE – Un défi pour la transition énergétique – Ouvrage collectif de 16 chercheurs d’EDF/R&D spécialistes du domaine – Lavoisier, Juin 2017
[4] Pertes énergétiques du schéma « Power to gas + Gas to power » – Georges Sapy – Site de Sauvons Le Climat – 09/2015
[5] Estimations de l’Institut Fraunhofer concernant les rendements globaux « électricité è hydrogène ou méthane è électricité » – Selon source V. Boulanger dans : Stockage d’électricité. Énergie et Climat n° 45 – 01/05/2012
[6] « Power to gas to power » Solution or dead lock? By Georges Sapy – 3rd Science and Energy Seminar at Ecole de Physique des Houches, March 6th-11th 2016
[7] Le stockage de l’électricité, réalités et perspectives : Opérationnel à petite et moyenne échelles, hors de portée à grande échelle… Georges Sapy – Site de Sauvons Le Climat – 05/03/2018
[8] Y a-t-il place pour l’hydrogène dans la transition énergétique ? Etienne Beeker – France Stratégie – 08/2014
[9] Infrastructures gazières – Description générale – Commission de régulation de l’énergie (CRE)
[10] Panorama du stockage souterrain de l’énergie – Patrick de Laguérie – Ecole des Ponts-ParisTech – 25/11/2014
Nous sommes dans une situation absurde d’épuisement des ressources et de dévastation planétaire, la logique actuelle est délirante voire criminelle. Elle n’a donc aucune légitimité pour la détermination des choix à faire hic et nunc.
Sa seule légitimité provient du mode capitaliste de production d’énergie : la rentabilité. C’est absurde. Cela-dit cela ne retire rien à cette étude, cela nous explicite l’impasse dans laquelle nous met le capitalisme.