A la suite de l’aboutissement de l’initiative populaire fédérale « De l’électricité pour tous en tout temps (Stop au blackout) », le Conseil fédéral vient de considérer le résultat du vote et ses conséquences. Pour démêler les tenants et les aboutissants de cet épisode de la démocratie directe helvétique Michel de Rougemont a bien voulu répondre à nos questions.
The European Scientist : Fin août, en Suisse, de nouveaux augures sont apparus pour l’avenir du marché de l’électricité, notamment via l’examen d’une initiative « Stop au black-out » par le Conseil fédéral. Pouvez-vous nous expliquer ?
Michel de Rougemont : Faisant suite aux grandes frayeurs causées par l’accident de Fukushima, renforçant ainsi un sentiment antinucléaire déjà assez fort dans le pays, le Conseil fédéral (notre gouvernement central) développa une stratégie énergétique à l’horizon 2050 dont un volet prévoyait de renoncer à construire de nouvelles centrales nucléaires, tout en laissant en fonction le parc existant jusqu’à que la sûreté d’exploitation ne pourrait plus être garantie.
La production d’électricité en Suisse étant déjà quasiment totalement décarbonée, et les renouvelables intermittentes que sont le solaire et l’éolien étant incapables d’assurer l’approvisionnement sans interruptions, avec en sus une demande devant augmenter afin de décarboner les autres secteurs de l’énergie dans le pays, cette stratégie nous rendrait à terme dépendant d’importations massives en provenance de voisins devant faire face aux mêmes problèmes.
Un groupe de citoyens préoccupés par cette situation a donc lancé une initiative qui ferait inscrire dans la constitution l’interdiction d’interdire une technologie par principe. Ce faisant, il deviendrait nécessaire de lever l’interdiction du nucléaire telle qu’elle est écrite dans la loi. Cette initiative constitutionnelle intitulée « Stop au black-out » (1) a déjà abouti, c’est-à-dire que 100’000 signatures valables ont été récoltées et qu’un vote doit être organisé afin que le peuple et les cantons l’acceptent ou non.
Avant de prendre position avant ce vote, le gouvernement a maintenant décidé de lever le tabou antinucléaire et de rouvrir le débat. Cette bonne nouvelle est une sorte de signal pour une « remontada » qui ne sera ni simple ni immédiate.
T.E.S Quelles sont les implications sur le plan législatif ? Vous affirmez qu’il y a une complication pouvez-vous détailler ?
MR : Il n’y a pas de simplisme dans les procédures démocratiques lorsqu’il s’agit d’écrire en toutes lettres « oui » ou « non » sur un petit bulletin de vote.
Le gouvernement et le parlement peuvent décider de passer au vote sans prendre position ou en recommandant le oui ou le non. Mais ils peuvent aussi élaborer un contre-projet, un article constitutionnel alternatif ou une révision des lois concernées. Le peuple peut alors décider de la solution à choisir ou de refuser les deux.
Pour réaliser cela, il faut que :
- Le Conseil fédéral soumette au Parlement une révision de la loi sur le nucléaire qui, actuellement, interdit la construction de nouvelles centrales et le retraitement des déchets.
- Le Parlement (les deux chambres) adopte cette révision de la loi.
- Comme toutes les lois, elle est soumise au référendum facultatif.
C’est-à-dire que 50 000 citoyens peuvent l’exiger dans les trois mois (signatures vérifiées par les communes qui gèrent les listes électorales).
Il est à peu près certain que si une telle révision est faite, le référendum aboutira et qu’il faudra voter. - Si telle révision est proposée qui correspond in fine à l’objectif sous-jacent de l’initiative « Stop au black-out », alors son comité est habilité à y renoncer à condition que cette révision soit acceptée par le peuple.
- Le vote a lieu.
Si la loi est adoptée, ça s’arrête là. Il redevient possible de penser au nucléaire en Suisse.
Sinon il est possible (mais de loin pas certain) que l’initiative soit maintenue et soumise au vote. Et si elle était adoptée, alors on devrait repasser par les étapes 1 à 3 car il faudrait tout de même changer la loi sur le nucléaire selon la procédure habituelle, toujours soumise au référendum facultatif. - Des investisseurs peuvent alors commencer à mettre en étude un ou plusieurs projets de centrales, avec toutes les ritournelles d’autorisations et d’oppositions auxquelles il faut s’attendre. Le gouvernement doit approuver une demande d’autorisation générale pour une centrale nucléaire avant qu’un projet complet puisse faire l’objet d’une procédure « normale » d’autorisation de construction et de mise en service.
Les possibilités d’embuches sont quasiment infinies.
TES. : N’est-ce pas toutefois un signe de l’efficacité de la démocratie helvétique ?
M.R. : Cela vous aura donné un exemple concret de démocratie semi-directe. Le référendum n’est pas une solution miracle, mais en matière constitutionnelle cela permet de trancher des questions de fond.
Plus important encore, en matière législative, gouvernement et parlement savent qu’ils peuvent être retoqués, ce qui change leur manière d’aborder les problèmes afin de trouver d’emblée des solutions aptes à réunir une majorité du peuple. Ceux qui, en France, réclament un « RIP » pour ceci ou cela, ne savent pas vraiment de quoi il s’agit et ce que cela implique.
Il faut aussi comprendre que jamais un vote référendaire n’est pris comme plébiscite ou vote de confiance au gouvernement ou à l’une ou l’un de ses sept membres. Se voir retoqué est pénible mais n’est jamais personnel, sans démission à la clé.
En bref, pour le nucléaire ce sera très long.
Si tout va bien un premier coup de pioche n’aura pas lieu avant 5 à 10 ans et une mise en service 4 à 5 ans plus tard. Il n’y a pas de limite de vie pour le parc nucléaire actuel, seule compte leur sûreté. Une prolongation de 20-30 années est vraisemblable.
Mais d’ici là, les éoliennes et panneaux solaires actuels seront obsolètes – c’est pour cela qu’on les appelle « renouvelables » – et pourront être remplacés par du nucléaire de dernier cri et de prix très abordable.
Les arguments « c’est déjà trop tard » et « c’est trop cher » sont irrecevables car idiots et faux.
Il est grand temps pour nos écoles d’ingénieurs de proposer à nouveau un curriculum nucléaire des plus étoffés à des étudiants qui seront devenus experts en temps vraiment utiles. Il en est de même pour tous les métiers liés au nucléaire.
TES. : Les petits réacteurs pourraient-ils présenter une solution ?
MR : Si d’aventure, et ce n’est pas impossible, des petits réacteurs modulaires (de 1 à 50 MWe) arrivaient sur le marché (certains (3) en prévoient pour 2026), alors ce seront les conditions du marché qui changeront du tout au tout. Une des grandes haines du nucléaire est son avidité en capital à cause de la dimension des centrales qui ont besoin de méchants gros capitalistes à mettre au pilori. Ils seront bien moins gros.
En France, par exemple, à 2000 kWh par personne et année, une centrale de 50 MWe produisant 400 GWh par année alimenterait une population de 200 000 personnes et son installation coûterait probablement moins de 300 millions d’euros (1500 euros par personne) et n’occuperait pas plus de place qu’un terrain de foot. Une ville ou une agglomération peut gérer cela. À plus petite échelle encore, les possibilités deviennent innombrables, car abordables pour des industries, le transport maritime ou pour l’électrification de pays en développement.
(1) https://stop-au-blackout.ch/
(2) https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-102240.html
Michel de Rougemont est Ingénieur chimiste, Dr sc. tech. ; il est consultant indépendant www.mr-int.ch.