Comment naissent les formes vivantes ? Cette question captivante est traitée par la morphogenèse. C’est à ce problème, qui mobilise toutes les disciplines, que se confronte Vincent Fleury, biophysicien français, directeur de recherche au CNRS au laboratoire NABI de l’Université Paris Cité (Campus de l’Ecole de Médecine, à St Germain des Prés). Ses travaux portent principalement sur l’origine des formes en biologie, en explorant le rôle des forces physiques (comme les flux cellulaires) dans le développement embryonnaire il soutient la thèse que l’embryogenèse démarre par un flux hyperbolique avec des tourbillons physiques, expliquant les formes animales sans recourir uniquement à des gènes spécifiques. Il relie ces principes à la croissance cristalline et à la fragmentation. Il a bien voulu prendre de son précieux temps pour répondre à nos questions (inspirées par un de ses exposés*) : de sa prestigieuse carrière, à la liberté d’expression au sein de l’université française en passant par l’explication de la morphogenèse avec les nombreuses questions interdisciplinaires que soulève cette matière, il balaye tout un champ de la connaissance pour notre plus grand plaisir.
The European Scientist : Pouvez-vous revenir brièvement sur votre carrière
Vincent Fleury : Je suis physicien. J’ai un parcours assez classique, j’ai fait une classe préparatoire scientifique, je suis entré à l’Ecole Polytechnique en 1984, puis, en 1988, j’ai fait ce qu’on appelait alors un DEA (Master) de physique théorique à l’Ecole Normale Supérieure. Je me destinais à l’astrophysique, je devais aller dans un laboratoire à Toulouse, mais un concours de circonstance et, disons, un amour de jeunesse, m’ont poussé à rester sur Paris. J’ai changé de sujet et fait une thèse sur la croissance électrochimique de dendrites, sujet qui a un rapport avec le développement des batteries pour les véhicules électriques. Ensuite, je suis passé à l’étude des vaisseaux sanguins, dont le mécanisme de croissance ressemble un peu à la croissance cristalline, et de là je suis passé à l’embryologie physique, puis aux contraintes de l’évolution et maintenant je fais de la médecine régénératrice et aussi un peu de cancer. J’ai été recruté au CNRS en 1991, j’ai travaillé quinze ans à Polytechnique, puis 5 ans à l’Institut de Physique de Rennes, puis dix-sept ans à l’Université Paris Cité (ex Diderot).

Mais je me dois peut-être d’ajouter que, moins classiquement, mon père était un anthropologue amateur, il voyageait beaucoup, et pendant toute mon enfance j’ai fait avec lui de l’archéologie sauvage, cherchant et collectionnant des pointes de flèches, des haches en pierre taillée ou polie, des massues (« bolladoras ») qu’on allait chercher dans des champs ou des tumuli, parfois avec de vrais archéologues. Il m’est arrivé de passer un été à polir des haches qui n’avaient pas été finies par des chasseurs du néolithique, sur des polissoirs qu’on avait trouvés. C’était amusant de partir de haches assez rugueuses et mal dégrossies, et de finir de les rendre brillantes comme du verre en les polissant avec des grains de plus en plus fins jusqu’à de la cendre. Pendant une dizaine d’années, j’ai passé toutes mes vacances avec lui en Grèce à fouiller des sites en amateur. L’appartement était jonché de tessons, de pesons de métier à tisser, de têtes de statuettes, de boîtes remplies de pièces en bronze, d’émaux byzantins ou de lampes à huile, mais aussi des vases tihuanaco rapportés de La Paz, des amulettes inca, des têtes en pierre olmèques, une louche pour recueillir le sang des sacrifices humains et même des boutons de vareuse bleu horizon de poilus morts aux Dardanelles ; j’ai toujours chez moi de la vaisselle romaine ramenée par mes parents de Tunisie, où je suis né.
Donc d’une certaine manière, mon intérêt pour la paléoanthropologie ne date pas de ma rencontre avec Anne Dambricourt et Yves Coppens, (et aussi Anick Abourachid avec qui j’ai collaboré). A vrai dire l’année où je suis entré à Polytechnique, je m’ennuyais, je me suis inscrit à l’Institut Michelet d’Art et Archéologie pour suivre des cours d’archéologie et d’anthropologie. Aujourd’hui que je suis bientôt à la retraite, ça me paraît nécessaire de l’évoquer, car j’ai constaté que les diverses commissions du CNRS avec qui j’ai pu être en contact avaient tendance à ne pas me prendre au sérieux : un physicien qui fait de la paléoanthropologie est forcément un usurpateur. Mon père entretenait une correspondance avec des gens comme Roger Caillois ou André Leroy-Gourhan, j’en entendais parler à table. Une de mes tantes était l’assistante de Roger Caillois et ma marraine travaillait à l’UNESCO au déplacement des statues d’Abou-Simbel lors de la construction du barrage d’Assouan. Ma famille a d’ailleurs une sorte de tropisme avec l’Amérique du Sud et l’Afrique, mon aïeul Jules Fleury étant un ingénieur des mines et économiste du XIXe siècle qui a organisé l’irrigation de l’Equateur, creusé une partie du canal de Suez, construit le Port des Galets de la Réunion et a fini administrateur de la Compagnie de Suez. Parfois on ouvrait de vieilles boites contenant des plans du canal de Suez dressés par Jules Fleury.

J’ai baigné dans tout ça dans mon enfance. Mon modèle de chercheur c’est Manolis Andronikos, le découvreur de la tombe de Philippe de Macédoine : j’ai écrit un texte d’hommage en mémoire d’Andronikos, pour le 20e anniversaire de sa mort. Un autre pour un volume d’hommage à Roger Caillois sous la direction d’Odile Felgine.

TES. : Vous définissez la morphogenèse comme étant un entrelacs de physique, de biologie de chimie. Pouvez-vous développer cette définition?
VF. : La morphogenèse, en tant que science, c’est l’étude des mécanismes par lesquels les formes adviennent. Mais quand on parle de science, on parle bien sûr des formes naturelles qui nous entourent, et non des formes imaginaires que l’art ou même les mathématiques peuvent produire. Je parle des formes réelles, comme celles des cristaux ou des légumes. Étudier les mécanismes de morphogenèse, c’est comprendre comment les formes apparaissent et se développent, que ce soit par croissance cristalline, croissance végétale ou animale, ou par des mécanismes de plis. Du point de vue de la physique, ces formes apparaissent par l’action de flux de matière dans une enveloppe (ou « frontière libre ») qui subit des forces mécaniques, biomécaniques ou biochimiques. Cela peut évidemment inclure des effets chimiques comme des forces osmotiques, ou des effets électriques, comme des changements de potentiels ou des effets électro-capillaires très subtils. La morphogénèse convoque à peu près toutes les sciences fondamentales. Quant à la morphogénèse en biologie, c’est un cas particulier de physique et de chimie. La particularité de la biologie c’est essentiellement le caractère historique des molécules avec des effets de mutation et de propagation des nouveautés qui modifient de proche en proche les formes.
TES. : Vous dites que la taxonomie pose des questions philosophiques sur l’ordre du vivant. Quelles solutions proposez-vous ?
VF. : Du point de vue de la physique, il existe assez peu de plans d’animaux. Pour Darwin lui-même, il existe quelques plans de base, qu’il appelle « archétypes », et tous les animaux se déduisent les uns des autres par des modifications relativement mineures sur la base de l’archétype. Ces considérations posent un problème de logique récursive : si les animaux se déduisent d’un archétype, comment l’archétype est-il apparu, puisque par définition, on ne peut pas remonter la forme en deçà de l’archétype ? L’archétype apparaît-il donc en une seule génération ? Lorsqu’on filme le développement embryonnaire, on voit qu’une sorte d’archétype existe effectivement. Les vertébrés se forment par plis successifs d’une plaque sur laquelle sont gravées des lignes en cercle et en rayon qui vont former des cylindres emboîtés comme des poupées russes. Les insectes se forment différemment, par une succession d’anneaux quasiment identiques (d’où leur aspect segmenté). On voit donc que le principe de construction d’un insecte et celui d’un vertébré sont très différents, ce qui donne corps à cette idée d’archétype. On peut invoquer la génétique, pour aborder cette différence radicale. Cependant une explication simple résulte de la structure initiale de l’œuf. Dans un œuf de vertébré, la partie hydrophile est à un pôle et la partie hydrophobe à l’autre (comme une goutte d’eau posée sur une goutte d’huile). Cette disposition crée une structure hiérarchique des divisions qui explique la cascade d’événements dans les embryons de vertébrés et la forme globale de l’archétype de vertébré avec des organes emboîtés. Chez les insectes, la partie hydrophile entoure la partie hydrophobe (comme une goutte de graisse au centre d’une goutte d’eau). La conséquence de cette disposition est une distribution uniforme de l’embryon par rapport à la réserve de vitellus d’où une structure en anneaux réguliers des insectes. Je ne sais pas si la distinction est réellement « philosophique », mais elle fait porter les embranchements entre divers archétypes à des différences de propriétés physiques dans les œufs.

TES. : Vous étudiez l’impact de la physique sur les formes y compris la tératogenèse. Cette étude vous pousse à une position déterministe assez tranchée ? Le hasard ne joue-t-il aucun rôle ?
VF. : Comme disait Jean Paulhan, « le propre de l’évidence est de passer inaperçue ». Aucune forme ne peut advenir autrement que par l’exercice de forces physiques. Quand on approche une forme par ce biais-là, on comprend assez vite, assez bien, comment la forme advient. La biologie, avec son carrousel d’aléas moléculaires apparaît en général comme un « pré-facteur », c’est-à-dire un nombre qui peut varier, et qui va doser les phénomènes, une sorte de curseur, qui peut certes contenir une part d’aléas. Pour les tératologies, il n’y a rien de particulier, c’est une autre forme du développement. Souvent, les tératologies s’interprètent comme une modification d’un curseur dans le développement. Par exemple, certaines anomalies vasculaires (sténoses) pendant le développement, qui peuvent être d’origine génétique, ou pas, vont causer des atrophies, d’un bras par exemple (Syndrôme de Holt Oram), ou d’une partie du cerveau etc. Mais vous n’aurez pas un foie à la place du bras. Je ne crois pas avoir une « position déterministe tranchée », je suis simplement un physicien. Tous les physiciens que je connais ont exactement la même approche que moi du vivant. La formation d’un organisme est un phénomène physique très déterministe dans son essence, c’est d’ailleurs pour ça qu’il est si stable et reproductible. Bien entendu des molécules particulières fixent les valeurs prises par les paramètres du processus.
TES. : Vous posez la question « pourquoi a-t-il fallu attendre 400 millions d’années pour inventer une forme telle que la sphère qui est le sac amniotique de l’embryon humain ». Pouvez-vous m’expliquer ?
VF. : Les amniotes sont des animaux qui se développent dans un sac, appelé sac amniotique ou poche des eaux. Ce sac est très simple du point de vue morphologique, c’est juste un sac. Or il apparaît assez tard au cours de l’évolution. On peut se demander pourquoi une chose aussi simple apparaît aussi tard. Or, lorsqu’on filme le développement on voit comment se forme le sac amniotique. Le sac amniotique apparaît comme « une couche de plus » sur des embryons, quelque chose comme une ampoule qui se remplit de liquide, et qui emballe l’embryon (voir les films). Cette couche se décolle et plie pour devenir très naturellement un sac. Donc, la dynamique développementale de l’embryon implique par nature que le sac est fait avec « une couche de plus » par rapport à un animal anamniote, comme une peau d’oignon qui se serait décollée pour entourer un oignon. Il est donc tout à fait logique que les amniotes apparaissent après les anamniotes : l’ordre chronologique correspond à l’ordre de la morphodynamique.
TES. : Vous discutez désormais de travaux qui sont faits d’images d’embryon à partir de 3 mm. Et vous êtes capable de nous expliquer l’ensemble du développement d’un vertébré. Pensez-vous que ces technologies peuvent encore progresser et mener à d’autres découvertes ?
VF. : J’ai commencé mes travaux sur ces questions il y a vingt-cinq ans. Au début de ma carrière, il fallait prendre une photo avec un appareil Polaroïd pour avoir une copie d’écran. Ça paraît fou. J’ai vu l’arrivée des caméras CCD et des outils de traitement d’images, puis l’émergence des marqueurs fluorescents. Aujourd’hui les chimistes produisent des nanoparticules qui servent de « rapporteurs » pour toutes sortes d’effets normalement invisibles, comme les changements de potentiels membranaires ou les contraintes internes aux cellules. Il y a donc bien des progrès constants en imagerie, depuis les premières plaques photographiques jusqu’à l’imagerie multiphoton ou les rapporteurs de potentiel ou de contrainte. Aux progrès techniques sont fatalement associés des progrès scientifiques.
TES. : Vous avez déclaré « l’anus est le point de stagnation d’un écoulement tourbillonnaire hyperbolique qui a lieu dans une galette de 3 mm » et aussi « Nous sommes le résultat d’un énorme engloutissement de la moitié de nous-mêmes dans notre propre anus ». La génétique ne joue-t-elle aucun rôle ? N’avez-vous pas peur d’être taxé de réductionniste ?
VF. : Je ne comprends pas la question « n’avez-vous pas peur d’être taxé de réductionniste » ? Je suis extrêmement réductionniste, je ne considère pas cela comme une tare. J’espère que tous mes collègues sont réductionnistes. En matière de morphogénèse, il ne peut y avoir qu’un enchaînement de causes et d’effets biomécaniques, en sorte que le réductionnisme est la règle. Pour ce qui est de la gastrulation chez les amniotes, le mécanisme est vraiment très simple : les embryons ont une forme très arrondie. Les divisions cellulaires engendrent une structure en cernes d’arbres. Cette structure est physique, elle est analogue à l’impact d’une balle sur un pare-brise, qui donne cette forme bien connue en cible de fléchettes avec des lignes radiales et circulaires. Cette structure se met en mouvement par les tractions induites le long du dessin des lignes. Ceci entraîne un grand enroulement tourbillonnaire de nature hydrodynamique. C’est tout à fait déterministe. Il se passe néanmoins quelque chose d’intéressant au point central de la contraction : là les cellules changent de forme, elles passent d’une forme relativement régulière attachée les unes aux autres, à une forme libre qui se déplace en rampant. C’est une transition entre un mode non motile et un mode migrant qui a lieu à l’endroit où les cellules sont les plus stressées. Du point de vue de la physique c’est une transition solide-liquide, qui a lieu sous l’effet de la contrainte. La biologie explique comment les cellules changent de type sous l’effet de la contrainte (qui est d’ailleurs un mécanisme d’évitement qui a une logique évolutive : si le stress est trop grand, les cellules partent voir ailleurs). Dans le cas de la gastrulation, j’ai montré que la transition solide-liquide se comporte comme une explosion auto-entretenue : plus les cellules migrent, plus elles tirent sur la surface, plus elles ramènent des cellules non migrantes et plus elles les stressent. Ceci crée une boucle de feedback positif qui fait que la gastrulation peut démarrer n’importe où et pas très précisément, et se terminer d’elle-même, car elle se comporte comme une explosion exponentielle.
TES. : Vous faites référence aux formes artistiques ou également aux essences de Platon dans vos exposés. Les artistes et les philosophes saisissent-ils intuitivement la complexité des problèmes que vous évoquez ?
VF. : C’est difficile de commenter le travail des artistes et des philosophes. Je ferais néanmoins une distinction importante entre les artistes et les philosophes. Les artistes sont des créatifs, ils s’intéressent beaucoup aux travaux des chercheurs en sciences, ils viennent souvent nous interroger, passent au labo, créent des installations en collaboration avec des chercheurs. Nous sommes aussi souvent impliqués dans des spectacles. De ces collaborations, j’ai retiré l’observation que les artistes ont une production autonome, inspirée. Il n’y a pas besoin de les conseiller ou de leur suggérer la direction de leur œuvre. Il m’est arrivé de dire à un artiste « tiens tu devrais faire comme ci », et de m’entendre répondre « non non, laisse, tu vas voir ». J’ai vite compris qu’il faut les laisser purger tout seuls leur bouillonnement intérieur. Dans cette inspiration, ils touchent à des choses assez profondes. Mon sentiment est qu’ils ressentent la matière des êtres physiques, mais ils la déploient dans des directions imaginaires, qui révèlent une sorte de fantôme de l’étant, la partie morte ou non-née des possibles que l’on peine à voir. Je m’explique. La nature fonctionne par processus. Ces processus ont un substrat naturel, et des paramètres. Les lois de la physique contraignent ces paramètres et donc limitent les phénomènes. L’imagination, le libre arbitre, n’ont pas ces limites, donc les artistes étendent l’univers des possibles en faisant surgir des œuvres qui n’auraient pas dû être par elles-mêmes, mais qui sont du même bois que ce qui est. Je compare ça aux erreurs dans les calculs. J’ai souvent remarqué que lorsqu’on essaie de modéliser un phénomène, on s’emploie à coder les lois, à définir les conditions aux limites, à fixer les valeurs des paramètres. On fait tourner le modèle, et on récupère une bonne simulation numérique, par exemple, de la formation du cerveau, de la croissance d’un vaisseau sanguin etc. Mais souvent, au cours de ce travail préparatoire, on se trompe dans un signe, dans la valeur d’un paramètre, la façon d’écrire correctement une symétrie, le codage d’une ligne de programme etc. Et dans ces cas-là, on voit surgir des monstres numériques aberrants, mais souvent très beaux. Ce sont des sortes de fantômes, qui procèdent de la même algèbre, mais dans un espace de possibles latents qui ne sont en principe jamais réalisés. L’instanciation de ces fantômes dit quelque chose de la structure cachée du monde. En tout état de cause, j’ai toujours eu du plaisir à travailler avec des artistes, ou à visiter des expositions. Oui, les artistes ressentent et font advenir les schémas profonds du monde.
J’ai plus de mal avec les philosophes. Je n’ai pas eu de formation en philosophie. J’ai essayé de lire les philosophes grecs ou d’autres plus récents, pour être franc, ça me tombe assez vite des mains. Dans le cas des artistes, on pardonne évidemment qu’ils s’écartent du réel, là n’est pas leur propos. Avec les philosophes, on sent une ambition de fonder le réel, or quand le support du raisonnement est complètement erroné du point de vue de la science contemporaine, on souffre pour eux. Par exemple, j’ai lu pas mal de textes classiques d’embryologie et l’interprétation qui en est faite dans les textes anciens, parfois aussi des textes religieux, et il n’y a pas grand-chose à retenir. D’ailleurs l’embryologie classique est extrêmement misogyne (en gros l’homme apporte le principe séminal de l’embryon, la femme apporte seulement un peu d’engrais dans les menstrues –n’importe quoi), ce qui la rend très antipathique.
Il y a cependant une tension philosophique que l’on peut retenir. En matière d’embryologie, toute l’histoire de la pensée est traversée par une question, à savoir celle du moment où l’âme est insufflée à l’embryon. Deux écoles s’opposent, pour l’une il n’y a pas de moment précis : dès le début une sorte d’esprit subtil apparaît qui va prendre forme comme un fluide s’écoule ou une marée monte et devenir l’âme d’un enfant, sans qu’on puisse décréter à quel moment exactement cela a eu lieu. Pour une autre école, l’âme apparaît brusquement à un moment donné, par exemple introduite à une date précise (40 jours souvent) avec on ne sait quel tournevis Divin. Ces considérations philosophiques résonnent très bien avec les débats actuels autour de la conscience, de l’intelligence, ou de la psyché, avec les débats sur l’avortement, avec les débats sur l’éthique animale. Dans tous ces débats la question de l’existence d’un seuil se pose, avec une acuité particulière en matière juridique. Existe-t-il un phénomène critique particulier, une transition de phase, un phénomène émergent tel qu’à un moment précis la conscience humaine apparaît, ou bien l’intelligence et la psyché sont-elles des quantités labiles qui se forment comme un fluide depuis la naissance sans seuil particulier ? Le débat me semble encore largement ouvert et les philosophes et les théologiens l’ont posé bien avant les scientifiques.
TES. : Vous critiquez la paléontologie qui explique que le passage de certains animaux à d’autres est le fruit du hasard ; selon vous cette transition est structurelle. Pouvez-vous nous expliquer ?
VF. : Je ne critique pas la paléontologie dans son ensemble. Au contraire, je trouve que la paléontologie est une science très difficile et les paléontologues ont beaucoup de mérite de faire des déductions avec si peu de matériel. Dans la paléontologie elle-même, et plus largement chez les spécialistes de l’évolution, il y a énormément de chercheurs favorables à une forme ou une autre de déterminisme. J’ai été moi-même inspiré par Mme Dambricourt. J’ai présenté récemment, dans un colloque, mes derniers travaux sur les contraintes physiques dans la formation de la tête, qui démontrent l’existence d’un déterminisme morphologique reliant la dilatation du cerveau à l’enroulement de la tête vers l’avant, comme observé. A ma grande surprise, un biologiste réputé, auteur de livres et correspondant de l’académie des sciences, est venu me voir à la pause pour me dire « Tu sais Vincent, on sait bien qu’il y a une tendance vers Homo, c’est juste qu’on n’a pas le droit de le dire ». Beaucoup de chercheurs ont le sentiment d’un ordre. Yves Coppens lui-même, avec qui j’en avais parlé, était parfaitement d’accord sur l’existence d’une tendance, comme l’a analysée Anne Dambricourt sur les fossiles. Le structuralisme est une école ancienne qui subodore que l’évolution est canalisée par la nature même des lois physiques, qui limite les possibles. Une chose est de dire qu’il existe des contraintes de l’évolution, une autre est de trouver la contrainte et d’expliquer pourquoi les têtes des homininés s’enchaînent comme elles s’enchaînent. Or une fois qu’on l’a trouvée, cette contrainte s’avère lumineusement simple.
En quelques mots. Le vivant est un processus dont la cause profonde est l’inhomogénéité de l’univers et la présence de flux locaux hors-d’équilibre. Ces flux créent une tendance à l’accroissement de la « phase vivante ». Cependant la masse vivante ne se comporte pas comme un nuage qui grandirait, elle est encapsulée dans des membranes, en sorte que quand les cellules augmentent de taille, elles se déstabilisent et se divisent. Ainsi la masse vivante augmente en formant un tas de plus en plus gros, mais de cellules individuelles. Si on regarde bien le cas des animaux, les cellules se divisent par la contraction d’un lacet de polymères, car une autre caractéristique du vivant est de recourir aux polymères. Par conséquent, les masses vivantes s’augmentent par un processus de croissance de la masse, intriqué avec un processus de contraction d’un anneau qui cherche à la diviser comme un fil à couper le beurre. Il y a donc dans le vivant deux principes qui s’opposent : la masse cherche à grossir, mais la ligne qui la divise cherche à rétrécir (jusqu’à étranglement et division des cellules). C’est ce principe de division par des polymères linéaires, d’une masse ronde, qui est à l’origine de l’homme. Dit comme ça, aussi brutalement, ça paraît choquant et incompréhensible. Mais la logique se déroule très simplement. En effet, une répétition du phénomène de division crée un pattern en cibles de fléchettes ou en cernes et quartiers, comme une tranche de citron. Ce motif est visible presque à l’œil nu dans les jeunes embryons (au stade « blastodisque »).

La poursuite des contractions à l’échelle de la masse entière enroule la cible de fléchette en un tube serti d’anneaux, un peu comme un gigot ficelé. En grandissant le tube plie et s’enroule automatiquement sur lui-même en se dilatant, ce qui produit la tête avec ses yeux, son nez, ses oreilles, sa mâchoire et le gros cerveau humain, enroulé par-dessus le palais. Il existe bien une contrainte du développement qui canalise les formes vers un animal à grosse tête et petite mâchoire, avec un crâne oblong qui passe par-dessus le palais. Ce ne sont pas de vagues idées « selon moi » : ce sont des résultats qui reposent sur des expériences et des calculs numériques, publiés dans de très bonnes revues, avec l’approbation des rapporteurs, et aujourd’hui des milliers de téléchargements. Les collègues qui lisent ça ont bien compris de quoi il s’agit.

TES. : Selon vous, chaque organe est relié à une singularité du champ physique. Que voulez-vous dire ?
VF. : En physique, il existe un répertoire de phénomènes simples, comme les plis, les dilatations etc. susceptibles de faire des formes. Il y a d’ailleurs en France depuis les travaux de René Thom une école de mathématique autour de ça qu’on appelle la géométrie différentielle. J’ai eu des cours là-dessus à Polytechnique, par un disciple de René Thom, Jean-Pierre Bourguignon. Cependant, ces phénomènes physiques vont se produire concrètement, très souvent, au voisinage d’un défaut, d’une singularité. Par exemple, dans un de mes articles de biologie, je cite un rapport technique de la NASA portant sur le flambage des ailes d’avion. Les ailes d’avion sont des feuilles métalliques assez grandes et fines. Elles sont maintenues par des nervures. Les plis des ailes peuvent se produire, préférentiellement au voisinage des nervures, c’est un phénomène « d’accrochage ». Des phénomènes de ce genre organisent la morphogénèse en embryologie et créent les divers compartiments et organes embryonnaires. Au cours des premières divisions cellulaires, les cellules s’organisent spontanément en un motif ou pattern ressemblant à une cible de fléchette ou à un impact de balle sur un pare-brise. Ces lignes vont agir un peu comme les nervures dans les ailes d’avion, elles vont localiser les plis dans les embryons. Ainsi, il existe un plan pour construire l’embryon (un plan plat) au stade blastula, qui est hérité de la géométrie des premières divisions cellulaires. Une question que l’on peut se poser est : si j’imagine un motif fait de lignes circulaires et radiales, comme une cible de fléchettes, et que toutes les lignes visibles exercent une force, quel est le résultat de la déformation ? Le résultat est un poisson. Les lignes circulaires enroulent le disque en cylindre, ce faisant les lignes radiales sont projetées sur des anneaux, et des cylindres se forment entre les anneaux qui sont les narines, les oreilles, les yeux. L’image d’une cible de fléchettes par une transformation de ce genre, c’est un cylindre avec des trous, qui est la forme d’un vertébré primitif comme la lamproie (1).

TES. : Que pensez-vous des expériences menées en embryologie expérimentale et notamment du chimérisme ? Que vous inspirent les expériences de Driesch sur les jeunes oursins par exemple ? La caille poulet de Nicole Le Douarin ? Le Patchwork worm ?
VF. : Souvent les expériences comme celles de Driesch, qui peuvent poser des difficultés pour la physique, posent les mêmes difficultés pour la biologie. Les biologistes mettent parfois à distance les problèmes en évoquant des régulations ou des organisateurs, qui posent des problèmes de circularité des explications. Cependant, récemment un embryologiste (Dr Richardson (2)) a fait un article de revue sur les recherches historiques de Wilhelm His, il m’a demandé des figures et a inclus mes travaux comme étant dans la lignée des travaux de His. S’agissant de Nicole le Douarin, je m’étais intéressé à ses travaux sur les cellules de la crête neurale utilisant l’électroporation, mais j’avais été un peu déçu de voir que ça ne marchait que dans 2 à 5% des cas. Pour un physicien, c’est inquiétant. Mais j’ai remarqué qu’elle a cité mes travaux sur les empreintes digitales dans son discours de réception à l’Académie des Sciences, donc il doit y avoir une sorte de filiation aussi. Je ne peux pas nier que je connaissais un peu ses travaux au moment de démarrer mes recherches et c’est un de ses étudiants Luc Pardanaud qui m’a appris pas mal d’embryologie du poulet.
TES. : Selon-vous la science sera-t-elle capable d’épuiser l’explication de la morphogenèse ? Ou peut-on avoir recours à d’autres types d’explications (par exemple philosophiques)
VF. : Il me semble que c’est déjà fait. Depuis ma conférence sur internet qui vous a fait connaître mes travaux, huit ans ont passé. Aujourd’hui il me semble que du point de vue de la morphogénèse, tout est connu ou compris. Que ce soit la formation des poumons, des empreintes digitales, des yeux des oreilles, du nez, l’enroulement du cerveau, ses plis, etc. toutes ces questions qui me paraissaient ouvertes il y a vingt-cinq ans sont résolues. On peut ergoter sur le mot « ultime ». Aujourd’hui on en est à discuter de détails fins. Et d’ailleurs, avant ma prochaine retraite j’ai à cœur de me rendre utile en faisant maintenant des expériences de médecine, avec des prototypes d’appareils visant à réparer des organes lésés ou des enfants mal formés. Ce sont des expériences précliniques sur des rats qui ont reçu l’accord des comités d’éthiques et qui viennent de démarrer. Quand on en est à passer aux applications pour des traitements en pédiatrie, c’est qu’on est déjà très loin dans la compréhension. Et d’ailleurs, je pense que c’est vrai aussi de la paléontologie humaine. Il me semble que les chercheurs disposent de fossiles qui couvrent à peu près uniformément les 8 ou 10 derniers millions d’années. Je ne sais pas trop ce qu’on attend de plus.

TES. : Le philosophe Philippe Gagnon affirme « que l’explication en biologie ne peut pas procéder par une confrontation directe de grandes hypothèses intégratrices sur le réel, et donc elle n’est pas vraiment mise à l’épreuve du réel. » Le recours à la physique pour expliquer les phénomènes biologiques échappe-t-il à cette thèse ?
VF.: Je pense que l’avenir est presque déjà là où la biologie sera tellement imbriquée avec la physique, que la question n’aura plus d’objet. Pour les générations futures la biologie sera une forme de physique ou de chimie, dans laquelle les mutations, c’est-à-dire l’historicité des phénomènes sera prise en compte. Récemment un prix Nobel de biologie a été donné à des recherches sur les molécules de la mécanotransduction, comme dans le toucher.
TES. : Vous dites avoir de nombreux adversaires. Quelles sont leurs critiques ? A-t-on essayé de vous empêcher de faire vos recherches ?
VF. : A la question « a-t-on essayé de vous empêcher de faire vos recherches ? », je répondrais : -plus ou moins. D’abord, c’est difficile d’empêcher un chercheur, et un humain en général, de réfléchir. Il faudrait vraiment me menotter et me jeter en cellule. Comme disait Picasso, « si les fascistes me mettaient en prison, je continuerais à peindre (faire de la recherche) avec ma merde ». Maintenant, si je me retourne et fais le bilan de ce que j’ai « subi » au cours de ma carrière, c’est quand même spécial. Tout d’abord, des collègues qui me diffament ou me salissent publiquement, comme par exemple Pascal Picq en France (voir son livre où il me traite de créationniste), ou bien PZ Myers aux Etats-Unis, qui consacre des dizaines de pages de blog à me dénigrer, tout cela accompagné d’une horrible guerre d’édition sur Wikipédia par des rédacteurs anonymes, qui a duré plusieurs mois où un tombereau de propos diffamatoires ont été déversés sur moi sans que je n’ai rien demandé, ni même créé cette page, guerre d’édition qui a dû requérir l’intervention d’un cadre de Wikipédia pour y mettre fin.
Des biologistes comme Antoine Vekris, qui ont écrit aux rédacteurs en chef de revues scientifiques pour exiger le retrait (« withdrawal ») de mes articles, des anonymes qui ont écrit à ma hiérarchie pour me faire « sanctionner ». Ma directrice de Rennes qui a fait fermer ma page web (comme en Corée du Nord ou à Cuba), pour éviter des ennuis, un collègue biologiste (Patrick Laurenti, Laboratoire Lied), de ma propre université, qui fait un cours sur les « pseudo sciences » et le créationnisme dont une grosse partie est explicitement consacrée à dire du mal de moi sur le ton « Vincent Fleury est la seule personne à voir des tenseurs en biologie », ce qui est du même acabit que de dire « Vincent Fleury est la seule personne à voir des verbes dans l’œuvre de Marcel Proust ». Cours qu’on laisse prospérer, et qui est peut-être même encore en ligne, au nom de la sacro-sainte liberté « académique », et où j’apparais quand même en compagnie de Staline et d’ Hitler. Je ne sais pas pourquoi quand Martine Ben Amar ou François Graner utilisent l’algèbre tensorielle pour décrire des tissus vivants, c’est bien vu, quand c’est moi, on me traite pratiquement d’escroc. C’est fascinant. En vérité, je comprends bien pourquoi : j’applique ces méthodes physiques éprouvées au développement et donc de facto à l’évolution de l’homme.
J’ai reçu des menaces de mort sur internet, que le CNRS a dû s’employer à faire effacer (c’était avant les meurtres atroces qu’on a connus, c’est passé inaperçu). Je ne sais pas si les gens se rendent bien compte du tort qu’ils me font, j’imagine qu’un jour, peut-être sur leur lit de mort, ils regretteront ces inepties.
Bien sûr, j’ai eu des difficultés à publier ou à trouver des financements, difficultés qui sont davantage normales et que j’accepte confraternellement, c’est le lot de tout le monde. Mais plus bizarrement, ma propre hiérarchie au CNRS, me demande explicitement, dans les rapports rejetant mes promotions, de cesser d’évoquer l’ « origine de l’homme » dans mes travaux. Je pensais crever le plafond de verre en m’astreignant à suivre la règle du jeu et à publier obstinément dans de bonnes revues internationales à comité de lecture (contrairement à des collègues de ma connaissance qui ont lâché la rampe, en ont ras le bol du « système » et préfèrent sur le tard publier en free-lance dans des revues très marginales). Je découvre avec surprise qu’au lieu de me valoir de l’estime, ça me vaut des reproches : ça dérange que j’ai joué la règle du jeu et que je sois parvenu à publier ces idées en les fondant sur de véritables expériences originales d’embryologie (contrairement à ce que disent mes détracteurs, qui essaient de me faire passer pour un « physicien » « théoricien » de surcroît, qui ne connaîtrait rien à la biologie). La première phrase de mon dernier article est « Needless to say, the origin of humans is a delicate question » (3). Je ne peux pas la faire effacer pour faire plaisir aux jurys du CNRS. Je vais finir par devenir parano, mais on dirait que plus j’avance et plus je publie des travaux sérieux dans des revues sérieuses, sur ces questions de contrainte de l’évolution, et plus on m’en veut, comme si je salissais ces revues en parvenant à y publier pareils travaux, au lieu de considérer que j’ai bien fait mon travail. C’est stupéfiant.
Il me semble que, a contrario, ceux qui me connaissent de près et assistent à mes séminaires ou lisent mes articles, voire travaillent avec moi, voient bien que je travaille à la paillasse, et produis des résultats basés sur de véritables et honnêtes expériences, reproductibles. Et je passe sur des chercheurs qui se lèvent au milieu d’une conférence pour me pointer du doigt et me qualifier publiquement de créationniste, devant tout le monde. Le directeur d’un labo qui prend la parole publiquement dans un séminaire pour dire « tu ne peux pas traiter les embryons comme des liquides », mais vingt ans après tout le monde le fait. Alain Prochiantz, alors au Collège de France, invité à débattre avec moi, qui part en courant en faisant dire par l’organisatrice du débat, devant deux cents personnes médusées, que s’il restait débattre j’en prendrais tellement plein la figure qu’il a préféré partir (après avoir dit, si je me souviens bien, que les partisans d’un déterminisme sont de pauvres esprits faibles qui ont peur de la mort). Mentionnons aussi les collègues publiant vingt ans après moi sur ces questions mais revendiquant la paternité des idées, ou récemment des chargés de Com’ qui refusent de communiquer sur mes travaux tant que je n’aurais pas « reçu un prix scientifique ».
De toute façon, j’ai fait mienne la phrase d’André Gide : « Il faut décourager les vocations ». C’est au fond assez stimulant d’être attaqué.
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1) Fleury, V., Abourachid, A. A biaxial tensional model for early vertebrate morphogenesis. Eur. Phys. J. E 45, 31 (2022). https://doi.org/10.1140/epje/s10189-022-00184-4
2) Richardson MK, Keuck G. The revolutionary developmental biology of Wilhelm His, Sr. Biol Rev Camb Philos Soc. 2022 Jun;97(3):1131-1160. doi: 10.1111/brv.12834. Epub 2022 Feb 1. PMID: 35106889; PMCID: PMC9304566.
3) Fleury, V. Electrical stimulation of chicken embryo development supports the Inside story scenario of human development and evolution. Sci Rep 14, 7250 (2024). https://doi.org/10.1038/s41598-024-56686-y
Par Henry Vandyke Carter — Henry Gray (1918) Anatomy of the Human Body (See « Livre » section below)Bartleby.com: Gray’s Anatomy, Planche 9, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=792193
Livres de Vincent Fleury
2-Des pieds et des mains, génèse des formes de la nature, Flammarion (2005).
3-De l’œuf à l’éternité, le sens de l’évolution, Flammarion (2007).
4-La chose humaine, la physique des origines, Vuibert (2010).
5-Les tourbillons de la vie, sous la direction de Sylvain Bourmeau, Fayard (2017).
6-Je les revois, Publie.net, (2019).
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