Lors de la Convention annuelle de l’AAAS qui avait lieu ce week-end à Austin, Pablo Ross de l’Université de Californie, a annoncé lors d’une présentation « Towards Xenogeneic Génération of Human Organs » qu’il avait réussi à produire un embryon de mouton contenant une faible quantité de cellules humaines. A la suite de cet événement, les médias titrent sur la naissance de la première chimère « homme-mouton ». Début 2017, Ross et ses collègues avaient déjà réussi à introduire des cellules souches humaines dans un embryon de cochon, produisant un embryon chimère pour lequel 1 cellule sur 100.000 était humaine. L’annonce faite à Austin va plus loin, puisque l’équipe parle d’une cellule d’origine humaine sur 10.000 dans l’embryon chimère de mouton.
La technologie CRISPR qui a été utilisée a permis de produire des embryons qui ne développent pas un organe donné (par exemple le pancréas) ce qui permet ainsi d’y introduire une cellule humaine souche afin qu’elle s’y substitue à l’organe manquant. A noter que cette expérience est encadrée, puisque l’embryon n’a pu se développer que 28 jours (dont 21 dans le mouton). Aussi, il faudrait que cette période soit prolongée pour voir l’organe de substitution (possiblement transplantable sur un organisme humain) se former totalement.
Ces expériences, comme on le sait, s’inscrivent dans le cadre de la recherche en immunologie dont l’objectif est de pouvoir améliorer la compatibilité des organes dans le cadre de greffes et d’empêcher les rejets. Dans une interview donnée au Guardian, le docteur Ross affirme : « Même aujourd’hui, les organes les plus compatibles, à l’exception de ceux qui viennent de jumeaux identiques, ne tiennent pas très longtemps parce qu’avec le temps, le système immunitaire les attaque en permanence [1]»
Quand on sait le nombre d’individus qui meurent chaque année à la suite de transplantation d’organes qui n’ont pas réussi à cause des des problèmes d’Immunocompatibilité, on comprend la nécessité de ce genre de recherche. Ainsi, lors de la journée du don d’organes et de la greffe qu’elle a organisé en 2015, la Direction Européenne de la Qualité du Médicament et du Soin de Santé a révélé quelques statistiques qui donnent la mesure de l’urgence : 39343 patients ont été transplantés en 2015, dont 62% pour un rein, 24% pour un foie et 7% pour un coeur. Mais 18 personnes en attente d’une transplantation sont mortes chaque jour (soit 6702 patients sur listes d’attente qui sont morts en 2015).
Au regard de ces seules données, les recherches de Pablo Ross et de tous ceux qui travaillent sur les chimères semblent plus que nécessaires. Mais, pour autant, certains ne manqueront pas de se poser des questions sur la limite de ces expériences car en effet on pourrait imaginer que d’autres organes soient impliqués dans l’expérience. Dans l’article du Guardian déjà cité, le Dr Hiromitsu Nakauchi, de l’université de Stanford, affirme : « La contribution des cellules humaines à ce stade est très petite. Cela n’a rien d’un cochon avec un visage humain ou un cerveau humain. Nous avons publié plusieurs études démontrant que nous pouvons cibler la region, ainsi nous pouvons éviter que les cellules humaines se différencient en cerveau humain ou en gonades humaines. »
On touche là au fantasme du mythe de la chimère qui remonte à l’Antiquité. Dans le Grimal on trouve la définition suivante « La chimère est un animal fabuleux, qui tenait de la chèvre et du lion. Tantôt on lui donne un arrière-train de serpent, et une tête de lion. Tantôt, on lui donne un arrière train de serpent sur un corps de chèvre, tantôt elle a plusieurs têtes, une de chèvre, une de lion. Elle souffle des flammes. Elle est le produit de l’union de Typhon et de la ‘Vipère’ Echidna. Elle a été élevée par le roi de Carie, Amisodarès et vit à Patéra. Le roi de Lycie, Iobatès, ordonna à Bellérophon de la tuer parce qu’elle se livrait à maintes déprédations sur son territoire; avec l’aide du cheval ailé Péages, Bellérophon y parvint; On raconte qu’il avait garni la pointe de sa lance d’un morceau de plomb. A la chaleur des flammes lancées par la chimère, le plomb fondit et tua la bête. [2]» Le concept de chimère avant d’être transposé au domaine scientifique a traversé les siècles en l’espèce des animaux hybrides[3]. Aristote dans son Histoire des animaux avait mis de côté ces derniers au point de les faire sortir de la « nature » – impossibles à classer, car incapables de se reproduire. Au Moyen-Age on a vu apparaitre de nombreux êtres imaginaires tels que la Licorne, le Dragon ou le Centaure. Linné et Buffon s’intéresseront aux êtres hybrides, le dernier allant jusqu’à qualifier le Mulet de « monstre composé de deux natures » et prévoyant d’accoupler dans un programme expérimental un zèbre apprivoisé et un cheval. Mais c’est à proprement parler à la fin du 19è siècle qu’apparaîtront les premières chimères issues d’expériences scientifiques au travers des travaux de Hans Driesch en 1891 avec sa fameuse expérience : il secoue des oeufs d’oursins de mer afin de les séparer en fragments nucléiques et a-nucléiques. Chaque hémi-blastomère donne un embryon complet. L’expérience inverse est possible: il est possible de joindre deux embryons d’oursins afin d’obtenir un pluteus complet. A partir de ce moment l’embryologie expérimentale est née et les scientifiques vont commencer de créer des chimères. On distinguera alors trois grands types :
- Les chimères par agrégation, obtenues par le biais de greffes inter-spécifiques
- Les chimères par injection, obtenues par l’injection de cellules étrangères dans la cavité blastocelle d’un embryon
- Les greffes
A cette classification on peut ajouter les chimères dites naturelles.
On le voit la chimère homme-mouton, même si elle est inédite, s’inscrit à la suite de nombreux développements de l’histoire très jeune de l’embryologie expérimentale, qui, elle, s’inscrit elle-même dans l’histoire plus ancienne de l’histoire naturelle et de la manière dont l’homme conçoit le vivant. Dans cet ordre, la « Chimère » est cet être sur-naturel, vecteur de toutes les fascinations. On sait combien la littérature exploitera ce thème. Et au travers de l’expérience récente de Ross, on réalise à quel point la finalité de cette histoire est toujours la même : « concevoir et réaliser un corps imaginaire fait d’organes qui ne s’assemblent pas naturellement avec pour objectif ultime de prolonger le vivant ». A cela s’ajoute un débat de fond pour savoir si la vie est préformée ou si elle est le fruit de l’épigenèse…. Mais il nous faudrait un nouvel éditorial pour développer ce thème.
Aussi, on terminera en citant le professeur Jean Bernard : « Il ne faut pas oublier aussi les chimères que nous créons chez l’homme. Jean Dausset se rappellera que, lorsque nous avons fait le premier travail sur la greffe de moelle osseuse, nous avions mis comme titre: une entreprise doublement chimérique, la greffe de moelle osseuse ? Et j’ai reçu, il y a un ou deux ans, les confidences d’une jeune fille que l’on avait sauvée d’une leucémie aiguë par une greffe de moelle. Elle était très troublée, et elle m’a dit: si je comprends bien, maintenant, mon coeur envoie dans mes artères le sang de mon frère. Et c’est vrai: vous savez qu’après une greffe de moelle osseuse, la moelle osseuse du donneur persiste définitivement chez le receveur. Cela, c’est aussi une chimère.[4] »
[1] “Even today the best matched organs, except if they come from identical twins, don’t last very long because with time the immune system continuously is attacking them,” Breakthrough as scientists grow sheep embryos containing human cells, Nicola Davis, in The Guardian
[2] P. Grimal. Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, PUF 1951
[3] In Conditions de possibilité, réalisations et significations des chimères biologiques, https://fr.scribd.com/document/49599993/Memoire-Jean-Paul-Oury-Chimeres Jean-Paul Oury
[4] Jean Bernard, in Soi et non soi, Discussion sur le Soi des chimères
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