1. L’IA, vraiment nécessaire dans le monde agricole ?
L’agriculture moderne est devenue 2.0 depuis longtemps. Surveillance par satellites ou par drones des terres cultivées, capteurs de haute précision pour mesurer la qualité des sols (humidification, taux de salinité et composition chimique), interventions automatisées pour corriger les conditions de culture, le monde agricole est quadrillé de mesures numériques fines.
Ces nouveaux moyens de collecte et de surveillance ont fait du monde agronomique un grand utilisateur de Big Data et d’Internet des objets. Qu’en est-il de l’IA ?
La maîtrise des constantes environnementales semble relever de techniques classiques d’analyse des données. Les champs agricoles ressemblent à des usines dont les unités de fabrication sont chaque plante et leur gestion ressemble aux tâches de maintenance du monde de la fabrication industrielle : réapprovisionner des stocks de matières premières, réparer ou remplacer des unités défaillantes, injecter tel ou tel produit pour faire rentrer la qualité de production dans des fourchettes contrôlées.
L’ingénierie du vivant paraît être une extension de l’ingénierie mécanique et électronique, rationalisation à l’extrême de la production par des mesures échantillonnées et des mécanismes de correction automatisés.
Dans ces conditions, l’IA ne devrait pas être nécessaire : la recherche opérationnelle classique d’optimisation d’activités, l’analyse statistique standard, l’internet des objets pour multiplier les points de collecte doivent être suffisants. Une usine est complexe, mais son fonctionnement obéit à des processus entièrement mécanisables, ne relevant pas de l’IA. De fait, l’agriculture 2.0 intègre ces progrès technologiques depuis près de deux décennies.
Les cycles de mesure d’information / analyse et prédiction / décision et action automatisée peuvent être résumés selon les deux schémas suivants. Le premier décrit l’essentiel de la collecte et du traitement des données agricoles, le second leurs principales applications :
2. Chassez le vivant par la porte, il reviendra par la fenêtre
L’usage industriel des données agricoles a rendu de grands services et continue d’en rendre. Chacun sait pourtant qu’une plante n’est pas une simple unité de production mécanique ou électronique : le vivant est le siège de processus autrement plus complexes. Mais connaître exactement la nature d’une chose et l’utiliser pour un bénéfice humain en est une autre.
Les machines à vapeur ont longtemps exploité des phénomènes thermodynamiques beaucoup plus complexes que ce que la physique de l’époque était capable de décrire. Mais en se plaçant aux frontières maîtrisables de ces phénomènes – les états d’équilibre stationnaire – des locomotives ou des bateaux ont pu être actionnés et rendre de grands services.
Pour reprendre des termes chers à Ilya Prigogine, la physique positiviste du XIXème siècle a longtemps cru qu’elle contrôlait entièrement la nature parce qu’elle avait percé tous les secrets d’une frange de celle-ci : les états d’équilibre calculables. Les phases transitoires, hautement instables, n’étaient considérées que comme des perturbations temporaires à négliger, un chaos éphémère situé entre les lignes de la véritable physique, celle que l’on pouvait décrire par des équations algébriques.
Toute l’histoire de la physique moderne – et de la fin du positivisme – est la prise de conscience que la voie royale de la physique n’était qu’une mince bande dans l’espace de la connaissance et que la réalité profonde des phénomènes se situait dans les zones « négligeables » : les systèmes dissipatifs, hors de l’équilibre.
L’industrie classique pouvait se contenter de rester dans la mince frange « raisonnable » pour arriver à ses fins et faire servir la nature à ses objectifs. Pour des industries plus fines, ou pour l’affrontement de milieux extrêmes, la haute atmosphère, l’espace, les grandes profondeurs terrestres ou maritimes, les modèles prédictifs classiques explosent sous la complexité des phénomènes : le physicien ne peut plus se contenter de maîtriser sa machine thermique de l’extérieur, il doit rentrer dans la fournaise.
Il en est de même de l’agriculture. Dès que le vivant est impliqué, les phénomènes non calculables entrent en ligne de compte, de ce que l’on pensait régi par une logique industrielle. Entre la calculabilité complète et l’inconnu que l’on aborde par le seul empirisme se trouve de nos jours une possibilité intermédiaire : l’IA.
3. Les limites de l’analogie de l’usine à plants
Les limites de l’exploitation industrielles des champs apparaissent dès lors que l’on souhaite faire des prédictions fines sur l’évolution des cultures, besoin indispensable de la productivité économique.
Un premier problème se pose concernant les différentes dimensions d’une prise de vue aérienne, qu’elle soit effectuée par satellite, drone ou tout autre moyen. Les principaux paramètres de la capture de vue sont la résolution spatiale, la fréquence temporelle des vues, la signature spectrale du sol photographié, ce dernier devant être représentatif de son occupation et de sa composition.
Il est très difficile d’obtenir des images performantes sur ces trois dimensions à la fois, la haute résolution et l’étendue et la précision spectrale nécessitant des moyens que l’on ne peut utiliser trop fréquemment.
Si l’usage des drones représente un réel progrès par rapport au satellite en termes de fréquence de prise de vue, ils ne permettent pas pour l’instant une instrumentation lourde en capture d’image, ni une capacité importante de stockage et de transmission de la donnée.
Les prises de vue sont complétées bien entendu par des mesures au sol, qu’il s’agisse de la composition et la température du sol à différentes profondeurs, comme de l’état des plantes par échantillonnage.
Un tel quadrillage permet une grande précision, mais fait en même temps apparaître toute la différence entre un champ agricole et une usine.
Si l’on compare la plante à une unité de production, alors il s’agit d’unités vraiment très particulières, telles qu’aucune usine au monde n’en montre actuellement.
Si nous poursuivions l’analogie, il faudrait imaginer des unités de production totalement interdépendantes, sujettes à des effets de propagation, d’osmose, de symbiose entre elles. Rien de tel dans une usine, qui est un ensemble d’unités indépendantes ou reliées simplement par la transmission de quelques signaux, supervisées par un programme central.
Un champ est au contraire un ensemble d’unités en interdépendance permanente, hautement connexionnistes, sujettes à des effets de contagion, auto-organisées par les lois de renforcement qu’elles exercent entre elles et non dirigées par un cerveau central. Ceci est plus évident s’agissant d’une forêt, où la notion d’écosystème est bien admise et comprise, y compris vis-à-vis des compromis d’existence négociés entre les plantes et les insectes.
Des épis et plants bien rangés les uns à côté des autres peuvent apparaître comme les unités indépendantes d’une usine. Ce n’est vrai qu’en première approximation et sur une courte période de temps. Dès lors que l’on veut effectuer des prévisions fines et sur un délai excédant la semaine, il faut penser le champ comme un corps global, siège de nombreux effets de propagation entre les différentes unités.
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