En plein débat sur F2F et à quelques jours de la renégociation de la PAC, The European Scientist donne la parole à Pierre Pagesse, l’une des principales figures du monde agricole européen. Agriculteur retraité, Pierre Pagesse a été président du Groupe coopératif Limagrain, 4ème semencier mondial, et du MOMA (Mouvement pour une Organisation Mondiale de l’Agriculture). Il a été à la tête du GNIS (Groupement National Interprofessionnel des Semences et plants). Il est aujourd’hui président du conseil d’administration du Centre d’Etudes, de Formation et d’Action Paysans, association éditrice de la revue française « Paysans », il siègeait au comité d’orientation du HCCA (Haut Conseil de la Coopération Agricole) et à la commission économique du HCCA. En toute liberté et sans concession, M. Pagesse parle de l’avenir de l’agriculture sur le continent européen et des menaces qui pèsent sur elle, du rôle des institutions de l’UE, de la biodiversité, de l’agriculture intensive par rapport à l’agriculture durable, de l’alimentation biologique, des FOP (le Nutriscore et l’Eco-score), de NBT…. un tour d’horizon complet des sujets clés auxquels notre agriculture va être confrontée dans les années à venir.
The European Scientist : Quel regard portez-vous sur l’agriculture européenne en général ? Quels sont les forces et les faiblesses de notre continent par rapport aux autres parties du monde ?
Pierre Pagesse : En ce qui concerne la France, on a l’alimentation et donc agriculture la plus sure, la plus saine et la plus diversifiée du Monde…. Tout cela est reconnu par l’UNESCO… L’Europe offre elle aussi une large diversité. Malgré tout, on continue d’empiler les contraintes. L’Europe n’est déjà plus autonome sur le plan alimentaire. Il n’y a aucune vision géostratégique de notre politique agricole, pourtant c’est primordial dans cet ordre international instable où l’Europe va devenir le terrain de jeu des grands blocs. Si l’Europe est incapable d’assurer son devenir en terme d’alimentation, elle va être totalement affaiblie. Il n’y a pas d’indépendance politique sans autonomie alimentaire. Sur le plan énergétique, il en va de même : si on refuse de développer le nucléaire, on va dépendre en terme d’énergie non seulement des pays producteurs de pétrole, mais aussi des pays producteurs gaz (Chine, Turquie, Russie).
Pour développer tous nos atouts il faut retourner à une véritable politique agricole qui fait de la prospective et qui permet de se sortir de ces pièges là. L’USDA a prévu une réduction de la production agricole entre 12 et 17% pour la future PAC. C’est extrêmement inquiétant, y compris par rapport aux objectifs environnementaux : on va aller importer des tonnes de CO2 que l’on n’aura pas capté chez nous.
L’organisation de nos institutions portent une lourde responsabilité, notamment la DG Sanco, qui a la charge aujourd’hui de la réforme de la PAC en discussion avec la DG Agri. Avant, il y avait une médiation permanente entre la DG Agri et les différentes institutions de la Commission Européenne. Hélas il n’y a plus d’harmonisation. La PAC était la seule politique uniforme de l’UE on est en train de la détricoter… c’est aberrant.
Notre continent s’inflige certaines contraintes et obligations, parfaitement inefficaces, tout en négligeant son potentiel et ses opportunités, ce qui le conduit à l’incapacité de nourrir sa propre population.
Par exemple, nous sommes contraints de respecter les règles de l’OMS et d’importer des OGM (plus de 35 millions de tonnes) mais nous ne pouvons pas les produire nous-mêmes ! Comment le paysan que je suis peut-il comprendre qu’on importe des produits qu’il n’a pas le droit de mettre en terre sur son territoire ?
TES. : F. Timmermans, pour décrire le plan F2F, a affirmé : «La crise du coronavirus a montré à quel point nous sommes tous vulnérables et combien il est important de rétablir l’équilibre entre l’activité humaine et la nature. Les stratégies sur la biodiversité et “De la ferme à la table”, qui sont au cœur du pacte vert, mettent en avant un équilibre nouveau et meilleur.…» Votre avis ?
P.P. : C’est idiot. Comment peut-on faire croire que la pandémie d’aujourd’hui est due à un problème de biodiversité ? Si on réussit à juguler la pandémie c’est grâce à la science. Ce constat est à l’envers de l’histoire de l’humanité.
Les pandémies viennent de zones géographiques comme l’Asie ou l’Afrique où l’agriculture n’est pas spécialisée. En Europe avec les élevages spécialisés on n’a plus de cohabitations entre les volailles et le cochon. L’évolution de l’agriculture et la spécialisation protègent l’humanité du passage du virus de l’animal à l’homme.
J’ajouterais que si la biodiversité existe encore, c’est que notre gestion n’a pas été si mauvaise. On trouve toujours aujourd’hui des plantes rares qui existaient déjà il y a plus de 60 ans, telle que la gagée des rochers dans ma commune du Massif central. Dans la Limagne viticole, les orchidées sauvages étaient revenues en marge des parcelles cultivées, mais elles sont en train de disparaitre de nouveau depuis le retour à la friche de cette zone pourtant classée maintenant en Natura 2000. Le fait que la viticulture ait disparu a entrainé une perte de biodiversité. Arrêtons de croire que l’activité humaine lui est systématiquement nuisible. Dans bien des milieux elle a été façonnée par son activité, comme le montre l’écologue Christian Lévêque. Vouloir de manière prétentieuse restaurer une « nature passée », n’est-ce pas nier notre humanité ?
Monsieur Timmermans par sa responsabilité de commissaire du climat essaye de peser de tout son poids sur les futures règles de la politique agricole… ce qui illustre qu’on n’a plus de vision transversale prospective. Il y a un manque de stratégie d’approche et de projection. C’est extrêmement dommageable.
TES. : La Commission veut prendre des mesures fortes pour réduire les intrants (pesticides chimiques, diminution du recours aux engrais, d’antimicrobiens) … Pensez-vous ces propositions judicieuses ?
P.P. : Qui pourrait raisonner en disant que « pour améliorer la santé humaine, il faut supprimer la pharmacopée ? » Cela ne ferait qu’empirer les choses. La phytopharmacie, y compris de synthèse, a pour objectif de contrôler les prédateurs de nos récoltes : les virus, les champignons, les bactéries, les insectes et les mauvaises herbes qui altèrent gravement la qualité sanitaire de notre alimentation et donc la santé du consommateur. Pour que la production agricole soit saine, il faut lui apporter les soins nécessaires. Et il faut le faire avec les connaissances adéquates.
Les produits phytosanitaires ne sont pas remboursés par la sécu, les agriculteurs qui sont de bons gestionnaires savent ajuster la dose au plus près et sans gaspillage. Il est important de mettre les bonnes doses de médicaments au bon moment. Or, il y a de moins en moins d’homologations, ce qui restreint le choix de l’agriculteur et augmente les résistances des organismes nuisibles ; l’envers de l’efficacité.
L’agriculture bio est confrontée à la même problématique avec encore moins de moyens à sa disposition.
De plus, entre une décoction et une molécule identique de synthèse dosée avec précision, qu’est-ce qui est le plus nocif et le moins efficace ? La chimiophobie (peur de la Chimie) est un vrai problème. Les gens ne comprennent pas que la chimie se trouve partout, y compris dans la production de bio, même si le principe actif a une origine organique.
J’avais conseillé un jour Bernard Debré qui était en mission pour le Président de la République Sarkozy, se dernier s’interrogeait sur l’évolution de la loi OGM. J’avais dû lui expliquer que – malgré l’utilité de cette technologie – cela ne permettrait pas de supprimer le besoin en intrants, une contrevérité dont il était persuadé… sur ce sujet tout le monde croit et raconte n’importe quoi.
TES. : F2F ambitionne de faire passer la superficie de l’agriculture biologique à 25% sur le territoire de l’UE. Pensez-vous que ce soit une bonne chose ?
P.P. : Je n’ai absolument rien contre le marché du bio. C’est au consommateur de choisir. Mais imposer administrativement le développement du bio c’est contreproductif à plusieurs niveaux, à commencer par l’environnement. J’ai fait le calcul suivant.
Un hectare de blé conventionnel (72 quintaux) capte 21 tonnes de CO2 et 1 hectare de blé bio (27 quintaux) en capte huit tonnes. Malgré la prise en compte d’une tonne de CO2 d’émission supplémentaire due à la différence d’intrant du conventionnel, le solde positif reste tout de même de 12 tonnes en moyenne au profit de l’agriculture raisonnée conventionnelle. Le développement de l’agriculture bio est donc contreproductif par rapport à la captation du CO2.
Le bio n’apporte rien également sur le plan nutritionnel ou sur le plan gustatif : ces deux valeurs ajoutées mesurables et quantifiables proviennent des différences variétales et/ou des processus de murissement. De nombreuses études ont démontré cela.
En règle général, pour évaluer la qualité sanitaire du bio, on considère le cahier des charges et pas le résultat. Ce qui n’est pas vrai pour du conventionnel dans lequel il y a une recherche systématique des mycotoxines du blé ou du maïs, par exemple. Or, si on regarde les produits susceptibles d’être retirés, ce sont le plus souvent des produits bio. Les risques d’avoir des substances nocives dans les produits correspondants sont beaucoup plus importants. Je vais peut-être passer pour un hurluberlu en disant cela, mais comme me disait mon ami François Michelin « petit, si la théorie contredit les faits, prends en compte les faits. »
La diminution du rendement en Europe aura une empreinte environnementale encore plus grave. On peut encore faire un parallèle avec le coefficient ILUC qui repose sur le principe suivant : chaque fois que l’on fait un hectare de non alimentaire ça oblige à créer un hectare alimentaire ailleurs dans le monde. Ce principe qui nous a été imposé par les écologistes, aura bien entendu les mêmes conséquences…
L’efficacité de l’agriculture est donc la meilleure alliée de l’environnement car elle a permis de satisfaire l’augmentation des besoins sur des surfaces quasiment stables (aux alentours d’un milliard et demi d’hectares) à l’échelle de la planète et d’éviter la déforestation massive.
TES. : La commission veut « Donner aux consommateurs les moyens de choisir des régimes alimentaires sains et durables grâce à l’étiquetage » une des options – parmi d’autres – est le Nutriscore. Quel est votre avis sur ce système en particulier ?
P.P. : Il est impératif de faire la vulgarisation de ce qu’est un bol alimentaire, pour tendre vers l’équilibre nutritionnel. La nutrition c’est une certaine quantité de protéines, de glucides, d’acides gras, de fibres, de nutriments…. Prendre un aliment et lui coller une étiquette ça ne veut rien dire. C’est la composition du repas qui est importante. On peut arriver à un équilibre alimentaire avec des sources plus ou moins variées contenant les éléments de base cités. C’est la diversité de cette alimentation et l’équilibre nutritionnel qui compte. L’information sur un produit pris isolément n’a aucun sens. La composition intrinsèque d’un aliment ne renseigne pas sur l’équilibre nutritionnel du régime alimentaire qui dépend lui-même de l’âge de la personne (en croissance ou personne âgée), de son activité physique ou sportive….voire, de ses caractéristiques morphologiques, liées à son patrimoine génétique.
S’il faut éduquer sur les principes de base, cette étiquette n’a aucun sens. Le Nutriscore ne nous donne aucun renseignement sur ces principes fondamentaux qui permettent de constituer un équilibre alimentaire. L’autre jour, mon petit fils a voulu manger du ketchup avec sa viande rouge. A titre d’exemple, nous ne mangeons pas de ketchup, mais mon épouse en a pour quand les enfants viennent nous voir. Le plus grand nous a dit : « Le ketchup c’est pas du bon, il suffit de regarder l’étiquette, il y a trop de sucre et trop de sel. » Il savait commenter l’étiquette, mais il n’a pas eu la présence d’esprit de dire que si le ketchup était trop salé, et bien il n’avait pas besoin de re-saler sa viande. Ce que je lui ai expliqué et fait remarquer.
Il faut prendre en considération aussi le fait que les produits moins transformés sont davantage pénalisés. Cela va à l’encontre du souhait de beaucoup de nos citoyens qui semblent vouloir de plus en plus s’approvisionner chez le producteur directement, et prennent le temps de faire la cuisine à la maison, ce qui est une vraie tendance actuelle et l’étiquetage généralisé pourrait nous conduire à l’inverse de cette tendance.
Ce genre d’application finalement rallonge la distance entre l’acte de production et l’acte de consommation. Se fier aux algorithmes pour savoir si je me nourris bien ou mal me parait éloigné du bon sens et du savoir-faire.
TES. : Dans la suite de cette idée, certains font la promotion de l’éco-score, un étiquetage qui permettrait de signaler les aliments qui contiendraient des pesticides. Quel est votre avis ?
P.P. : C’est une proposition aberrante de plus qui vient de la convention citoyenne qui a eu lieu en France. Si on reprend ce que nous avons dit précédemment sur le bio, cette idée ne fait absolument aucun sens. D’après ce système un aliment bio, sera étiqueté comme étant meilleur pour l’environnement, ce qui est très souvent un contresens comme je l’ai expliqué précédemment.
Autre exemple, les circuits courts, pour lesquels il est difficile de démontrer qu’ils sont meilleurs pour l’environnement, même s’ils ont l’avantage de remettre de la proximité entre le producteur et le consommateur. C’est l’élément dans son ensemble qui doit être noté.
L’étiquetage est souvent choisis pour des raisons mercantiles. Les grandes enseignes ne tarissent pas d’imagination dans cette compétition concurrentielle qu’elles se livrent sans se soucier de l’équilibre et de la pérennité de la chaine de production.
Alors que, comme nous l’avons démontré, ce n’est pas forcément vrai. On se retrouve donc avec le même biais d’information que le Nutriscore.
TES. : F2F propose d’investir 10 milliards d’euros au titre du programme Horizon Europe dans la recherche et l’innovation portant sur l’alimentation et la bioéconomie, les ressources naturelles, l’agriculture, la pêche, l’aquaculture et l’environnement…. Quid des nouvelles technologies ?
P.P. : En toutes circonstances, il est important de s’adapter. L’augmentation du budget de 30% c’est très bien. Si l’idée est de stimuler la recherche et l’innovation afin de préserver une certaine indépendance, c’est encore mieux.
Quant à l’objectif de développement durable il doit être regardé de manière prospective avec une recherche et des technologies qui nous permettraient de faire de vrais progrès. Par exemple, les NBT qui nous permettront d’accélérer les tolérances de nos plantes contre les ravageurs ou les variations climatiques. Ces objectifs ne sont pas affichés. Il y a donc un vrai paradoxe dans cette Europe qui accepte les vaccins à ARN messagers et refuse les mutations génétiques ciblées afin que des plantes puissent devenir auto-immunes contre leurs agresseurs. On assiste ainsi à un blocage du potentiel d’innovation.
La transition écologique c’est bien, mais elle doit reposer, pour être efficace, sur des solutions qui contribuent de manière scientifique au développement durable et non pas sur l’idéologie ou le clientélisme.
TES. : F2F ambitionne de promouvoir une transition mondiale. Pensez-vous que les nouvelles conditions requises permettront vraiment à l’agriculture européenne de se démarquer ?
P.P. : Dans le monde il y a deux systèmes de protection de l’agriculture. La protection aux frontières du pays avec droit de douane et celui des compensations financières dues aux déséquilibres des marchés agricoles mondiaux. En Europe les aides sont découplées de la production et ne jouent plus ce rôle. Les Américains, grande nation agricole, ont des prix planchers en dessous desquels ils compensent leurs agriculteurs producteurs. L’Europe qui a signé des accords mondiaux de libre échange en agriculture l’a fait sans adaptation de sa politique agricole. Celle-ci repose de plus en plus sur les contraintes environnementales. Ce déséquilibre remet en cause notre précaire indépendance alimentaire et ses aspects géo-stratégiques.
Il est temps d’y remédier ; mais les prémisses de la nouvelles PAC ne semblent pas en prendre le chemin. La concurrence doit être loyale pour être facteur d’efficacité : messieurs les décideurs, la balle est dans votre camps.
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