A quoi ressemblera le marché du travail de demain ? Bruno Teboul, chercheur en philosophie et sciences cognitives s’interroge sur les conséquences du tsunami de l’uberisation.
De l’uberisation à la plateformisation de l’économie
En 2015, nous avons consacré un livre sur le décryptage de l’uberisation de l’économie dans lequel nous avons montré comment des startups essentiellement américaines (Uber, AirBnB…) siphonnent, vampirisent des leaders historiques, symboles d’une économie traditionnelle, parfois rentière, dépassée par des innovations de désintermédiation, qui améliorent l’expérience et la qualité de service aux clients. Toutes ces sociétés comme Uber, AirBnB, Lyft, TaskRabbit ont construit des plateformes de mise en relation directe de prestataires de services (professionnels ou particuliers) avec des consommateurs (circuits courts) le tout à travers une relation dématérialisée de bout en bout (géolocalisation en temps réel, paiement, évaluations, notations…).
Ces plateformes utilisent les mêmes armes et fondent une nouvelle forme d’hypercapitalisme, ou capitalisme à l’ère numérique, en rupture avec les modèles capitalistiques des grands groupes faisant figures de « tigres de papier » à côté de ces nouveaux grands prédateurs technologiques.
Ces plateformes construisent leur domination sur une faible intensité capitalistique, avec peu d’infrastructures, une faible masse salariale, très peu de salariés et surtout des travailleurs indépendants ou des auto-entrepreneurs, des innovations continues, mais pas de modèle social. Leur valorisation financière et/ou boursière franchit des sommets jamais atteints. La valorisation des GAFAMI en juillet 2021 est supérieure à quatre fois la valorisation totale des entreprises de l’indice CAC 40 (1888 milliards €). Les GAFAMI valent donc quatre plus que les 40 valeurs phares de la Bourse de Paris. Apple (2256 milliards de dollars de capitalisation), Google (1185 milliards $), Facebook (778 milliards $), Amazon (1634 milliards $) Microsoft (1682 milliards $) et IBM (11 milliards $) ce qui fait un total de 7.546 milliards $.
L’émergence de ces nouveaux acteurs hypercapitalistiques, véritables oligopoles numériques font dire au PDG de la firme CISCO, John Chambers que « sur la liste des entreprises du Fortune 500 d’il y a 25 ans, il n’en reste plus qu’un quart qui soit toujours présent dans cette liste et 90% des grands entreprises connaîtront une crise financière majeure dans les 15 ans qui viennent, et seulement 10% y résisteront.
Enfin, seulement un tiers de nos entreprises existera d’une manière significative dans 25 ans » les autres seront remplacées par d’autres sociétés technologiques (numériques) très innovantes, plus agiles à l’image des GAFAMI, des NATU (Netflix, AirBnB, Tesla et Uber) ou encore des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).
Mais ces compagnies sont elles-mêmes vulnérables, fragiles, soumises à la volatilité des marchés et des tendances de consommation sans cesse renouvelées par le marketing et variables d’un pays à l’autre. Désormais, non seulement aucune citadelle n’est inexpugnable, mais aucune position de leadership n’est définitivement acquise. Les tigres de papier ont fait place à des géants aux pieds d’argile, à des ballons de baudruches numériques alimentant le risque d’une nouvelle bulle financière produite par d’autres facteurs aggravants et en décalage total avec l’économie réelle. L’indice S & P 500 de Wall Street a ainsi été multiplié par quatre en dix ans, une performance sans commune mesure avec celle de l’économie américaine.
L’uberisation nous fait ainsi entrer dans l’ère d’un capitalisme numérique ou « hypercapitalisme », dont la forme la plus récente est celle du « capitalisme des plates-formes » particulièrement violent, imprévisible et sans limite. Cette déflagration de l’économie classique n’est pas sans conséquence sur l’emploi, la formation et le contrat social. En effet, ce que nous venons de décrire comme étant la première vague, d’une mutation plus profonde à venir, l’uberisation, va progressivement se transformer en une numérisation totale de l’économie et de la société dans son ensemble. Nous parlons du tsunami provoqué par la computerisation ou l’algorithmisation de l’économie entrainant l’automatisation de la société.
La « plateformisation » est un concept distinct et différent de « l’ubérisation » (en tant que phénomène). La plateformisation doit s’entendre ici comme la plateformisation de l’économie et des entreprises, en un sens plus global, plus général. Cela sous-entend une tendance lourde de l’économie et de la transformation profonde des entreprises de « l’ancien monde » et pas seulement de l’irruption fulgurante de sociétés purement numériques.
Les acteurs majeurs de l’économie des plateformes sont les plateformes numériques qui se caractérisent par leur diversité et les travailleurs qu’elles mobilisent, motivés par les mêmes aspirations à l’indépendance mais dont les profils varient. De nombreuses tentatives de définir les plateformes numériques ont eu lieu dans le monde, les principales typologies proposées se différenciant selon le lieu d’exercice de l’activité. Si la part des plateformes numériques est en constante augmentation, elle reste néanmoins marginale à ce stade.
Les plateformes numériques et leur montée en puissance résultent du développement du crowdsourcing à savoir une évolution dans l’attribution des tâches dans le monde du travail. Si traditionnellement une tâche était assignée à chaque agent, le crowdsourcing propose, au contraire, une tâche à une multitude de travailleurs potentiels, indépendamment de leur statut, par le biais d’internet. Les plateformes recrutement ainsi indistinctement les travailleurs volontaires.
À travers cette nouvelle forme d’appel d’offres ouvert, une entreprise qui se place en situation d’intermédiaire, comme le font les plateformes « peut avoir accès à des milliers d’individus susceptibles, par exemple, de traiter d’énormes volumes de données en un temps relativement court.
La rapidité avec laquelle les plateformes allouent le travail constitue une véritable nouveauté. Elle se couple avec leur capacité à fournir un mode de paiement pour la prestation fournie, puisqu’il n’y a pas d’échange monétaire entre le client et le prestataire de services. Une autre caractéristique est l’existence d’un mode de supervision et de contrôle de la prestation fournie faisant appel au client, elle se traduit par exemple par la possibilité de noter la qualité de la prestation reçue.
Les plateformes font ainsi appel à des travailleurs indépendants, qui sont économiquement dépendants des plateformes. Or, cette « boîte noire de l’intermédiation » est un trait distinctif du travail de plateforme au sein de plusieurs groupes d’utilisateurs distincts mais interdépendants.
Néanmoins, malgré ces traits communs aux plateformes numériques, il convient de souligner l’hétérogénéité des plateformes qui existent et qui continuent d’être inventées. En effet, si toutes les plateformes numériques ont vocation à mettre en relations l’offre et la demande, elles ne procèdent pas de la même manière. Si certaines se limitent à une intermédiation stricte entre les échanges, d’autres ont un degré d’intervention plus élevé. Ce facteur doit être pris en compte car plus la plateforme intervient dans la relation qui se noue grâce à elle, plus elle devient prescriptrice, plus sa responsabilité à l’égard du travailleur augmente.
À leur arrivée sur le marché, les plateformes numériques se sont souvent présentées comme faisant partie de l’économie collaborative dite du partage. Or, cette classification n’est pas tout à fait exacte car la terminologie a depuis évolué. On peut distinguer trois catégories principales au sein de cette nouvelle économie numérique : les plateformes digitales qui incluent les plateformes de référencement, les plateformes collaboratives qui répondent à une logique de pair à pair et les plateformes d’emploi sur lesquelles s’échangent des biens et services.
Une distinction importante peut être opérée selon le type d’activités proposées par les plateformes, elles attirent des profils différents. Aussi, pour les distinguer, la DARES propose de subdiviser les plateformes de biens et services en 7 catégories :
- les plateformes de partage qui permettent aux utilisateurs de mutualiser l’usage d’un bien (par exemple Blablacar) ;
- les opérateurs de services organisés, où des prestations obéissant aux mêmes règles sont produites par des professionnels (par exemple Uber) ;
- les plateformes dites de jobbing qui permettent aux particuliers de bénéficier de services à domicile (par exemple Youpijob.fr) ;
- les coopératives électroniques qui utilisent les modes de production, de distribution et de consommation empruntés à l’économie sociale et solidaire (par exemple La Ruche Qui Dit Oui !)
- les plateformes de marché qui sont des plateformes de (re) vente de biens physiques, neufs ou d’occasion (par exemple Price Minister, Etsy) ;
- les plateformes de freelances qui apparient une offre et une demande de prestations de services à haute valeur ajoutée (par exemple Hopwork) ;
- les plateformes de micro-travail qui mettent en relation à l’échelle internationale, une offre et une demande de micro-tâches dématérialisée (par exemple Amazon Mechanical Turk (AMT).
L’ubérisation généralisée et accélérée de l’économie.
Tous les secteurs de l’économie sont concernés par l’ubérisation : la logistique, le transport, la mobilité, l’avocature, la médecine, les services, le commerce… pas un secteur n’est épargné par cette lame de fonds, mise à part les industries lourdes.
L’offre en taxis est aujourd’hui ubérisée à 70%. « Uber a bousculé en profondeur la profession de taxi en proposant un service moins cher et plus agréable, mais les taxis contestent le détournement de leur monopole », peut-on lire sur le rapport de l’Observatoire de l’Ubérisation.
Les services à la personne font partie des secteurs les plus « touchés » par l’ubérisation (70%). Pressing, bricolage, services à domicile et aides diverses…
L’ubérisation de l’éducation, portée par les MOOC, est également uberisé à 70%. Les startups donnent un nouveau souffle à une Education Nationale poussiéreuse qui a du mal à s’adapter aux nouveaux modes de travail et expertises.
Le marché de l’édition est ubérisé à 60%. Amazon investit l’édition en proposant aux auteurs de publier leurs œuvres de façon électronique en intégrant les moyens logistiques.
Le secteur hôtelier est ubérisé à 50%. « AirBnB supprime les intermédiaires et propose sur sa plateforme web mondiale 1,5 million de lits chez le particulier ».
Les professions libérales comme les avocats ou les médecins résistent avec une ubérisation à 30%. Quant au secteur médical, il est surtout uberisé d’un point de vue opérationnel par la formation virtuelle et les prothèses en impression 3D, mais ce secteur va être profondément impacté par l’évolution de l’IA dans les prochaines années, en radiologie notamment.
Les banques sont uberisés à hauteur de 40%, les plateformes de peer to peer permettant des transferts d’argent et emprunts plus souples et à des taux intéressants. Les néo-banques comme Revolut et N26 prennent de plus en plus de part de marché aux banques traditionnelles, grâce à leurs applications mobiles ergonomiques et très efficaces. La montée en flèche du Bitcoin et de toutes les crypto-monnaies numériques associées à la blockchain risquent de mettre en péril tout le secteur bancaire dans les prochaines années. En éliminant la monnais scripturale (chèques) définitivement et même le cash à terme.
La restauration est ubérisée à 30% avec des services comme Deliveroo. Des plateformes comme Vizeat modernisent la restauration hors domicile en permettant aux hôtes d’offrir leurs services culinaires ; MealPal quant à lui vient de se lancer en France et a pour objectif de devenir le Netflix de la restauration, en proposant un abonnement mensuel défiant toute concurrence pour ses repas du midi.
Les incidences de l’ubérisation sur le marché du travail.
Je considère comme dépassée et infondée aujourd’hui la théorie de Schumpeter, sur la « destruction créatrice », tout comme la « théorie du déversement » d’Alfred Sauvy qui ne peuvent plus se vérifier, en ces temps d’allongement des cycles économiques, d’aggravation de la crise financière, d’accroissement constant du chômage, de démographie déclinante. Nous sommes plongés depuis le second choc pétrolier, dans une période que l’on pourrait qualifier par l’expression Les Soixante Dix Piteuses, (en clin d’œil à Jean Fourastié et à la période qu’il qualifia de Trente Glorieuses, de 1947 à 1973). Si cycles économiques il y a, ils sont sans doute plus proches de ceux définis par Kondratieff (40 à 60 ans) que par Kitchin, Juglar ou encore Kuznets. Même si certains pensent que des cycles sont observables tous les sept ans depuis 1980 (krach octobre 1987, krach obligataire de 1994, les conséquences du 11 septembre 2001, le krach 2008, le paroxysme de la crise grecque en juillet 2015…), rien ne nous autorisent à penser que la durée moyenne des cycles puisse être inférieure à plusieurs décennies ; d’autant que nous observons depuis les années 1980 le phénomène conjugué de stagnation économique réelle et d’une augmentation de l’inflation, que l’on nomme « stagflation ».
La croissance de la productivité a fortement ralenti à travers le monde. La crise actuelle est plutôt à comparer avec la crise de 1780-1850, longue et structurelle. En 2014, la croissance de la productivité de la productivité globale des facteurs (PGF) a oscillé autour de zéro pour la troisième année consécutive, alors qu’elle atteignait à peine 0,5-1 % entre 1996-2012.
Comme Barry Eichengreen, Donghyun Park et Kwanho Shin (2015) l’indiquent, il serait tentant d’invoquer la crise financière pour expliquer ce ralentissement ; elle a en effet perturbé l’offre de crédit (qui se révèle importante pour l’innovation) et les échanges internationaux (qui sont importants pour la diffusion des innovations). Mais le ralentissement de la productivité globale des facteurs est un phénomène généralisé : il touche aussi bien les pays qui ont été les plus touchés par la crise que les pays qui en ont été relativement épargnés.
D’autre part, dans les pays avancés, ce ralentissement s’est amorcé avant la crise mondiale.
Certains ont pu suggérer que le ralentissement de la croissance de la productivité dans les pays avancés puisse s’expliquer par un épuisement de l’innovation (comme le pense notamment Robert Gordon) bien par la stagnation séculaire, c’est-à-dire par une insuffisance chronique de la demande globale comme le suggère Lawrence Summers
Le déversement d’un secteur à l’autre n’est pas immédiat, ni systématique : Jean Fourastié nuançait déjà cette théorie en soulignant par exemple qu’un ouvrier peinera à se reconvertir dans l’informatique.
Le chômage français a plusieurs spécificités : la forte progression du chômage de longue durée, la forte dégradation de l’emploi industriel liée à la tertiairisation de notre économie. Le dualisme du marché du travail (emplois précaires contre CDI) qui amplifie l’ajustement de l’offre et la demande d’emploi. En effet, en période de crise, les entreprises se défont d’abord des emplois les moins bien protégés (stagiaires, intérimaires, CDD…). En France entre 1976 et 2014, le taux de chômage général est passé de 3% à 10%. Pour la zone euro, la perte d’emplois de salariés intermédiaires s’élève à 6,7 millions d’emplois pour 4,3 millions
La productivité à l’ère de la robotisation actualise le paradoxe de Solow : « you can see the computer age everywhere except in the productivity statistics » (« vous pouvez voir l’ère informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité »), c’est ainsi que Solow en 1987 fit remarquer que l’introduction massive des ordinateurs dans l’économie, contrairement aux attentes, ne s’était pas traduit par une augmentation statistique de la productivité. Cela s’explique par le décalage dans le temps entre l’investissement en connaissances et son impact, dû aux temps plus longs de formation et aux effets d’obsolescence.
Nous pouvons anticiper le mouvement suivant dans les secteurs du commerce de détail et de la logistique, qui jusqu’à présent étaient de forts pourvoyeurs de jobs peu qualifiés et qui remplaceront manutentionnaires, caissières, employés libre-service, et autres vendeurs par la computerisation de leurs activités en cours: self-scanning, self-payment, magasins augmentés, entrepôts robotisés…
Pourquoi nous faut-il dépasser et invalider la « destruction créatrice » schumpetérienne et penser la « disruption destructrice » : 5 facteurs principaux invalident la thèse de Schumpeter complétée par la théorie du déversement de Sauvy :
– stagnation de la croissance économique
– Démographie défavorable (vieillissement, faible natalité…)
– Accélération exponentielle des technologies sans accroissement de la productivité
– Raccourcissement des cycles d’innovation
– La crise écologique aggravée
Pas de déversement possible en proportion des emplois détruits par l’automatisation. Aucune poche de création d’emplois possibles, les nouvelles générations ne sont pas encore présentes sur le marché du travail, la natalité en berne pénalise toute opportunité de déversement réel : les nouvelles générations ne peuvent donc pas encore occuper d’éventuels nouveaux emplois mieux qualifiés, mêmes créés sur le cours terme, ou à horizon 10 ans par exemple (2025) du fait de l’accroissement constant des cycles d’innovation et les exigences de formation aux sciences et aux technologies avancées…
L’accélération des cycles d’innovation associée au phénomène de stagflation et de baisse de la natalité accroit la distance entre la destruction des emplois précédents et la création de nouveaux emplois et fait disparaitre le point de bascule entre les deux. Nous appelons ce phénomène le « paradoxe Schumpeter-Sauvy » qui justifie désormais notre concept de « disruption destructrice » qui invalide la théorie de la « destruction créatrice » schumpétérienne.
L’emprise croissante de la convergence des sciences et des technologies sur nos vies va nous entraîner vers un “robotariat” , où les salariés peu qualifiés, peu diplômés, ainsi que les professions intermédiaires se verront remplacer par des machines intelligentes et augmentées, non soumises aux horaires de travail, non rémunérées, ne prenant ni congés, ni arrêt maladie, exemptes de tout stress ou de toute forme de pénibilité au travail : ce qui nous conduira inévitablement vers la fin du prolétariat humain.
Le « robotariat » signifie à la fois l’aboutissement de la mécanisation automatique du travail et de la substitution du travail humain par les machines augmentées, mais également une nouvelle forme d’assujettissement des intelligences artificielles aux humains les plus diplômés et qualifiés à horizon 2025. Entre polarité du pire et symétrie des effets dévastateurs sur l’emploi et la formation, le robotariat pose les termes d’une nouvelle équation infernale à résoudre, un tiraillement socio-économique où d’un côté il est impossible de refreiner la destruction massive d’emplois totalement robotisés et l’exigence de formation d’une nouvelle classe d’individus capables de concevoir, de programmer, de construire, d’interagir, de transformer, de maintenir des intelligences artificielles et des écosystèmes numériques augmentés.
L’assujettissement des machines doit être ici compris comme une nouvelle forme de domestication des machines productives et servicielles par l’humain, dans son environnement de travail quotidien. Les dirigeants seront tous demain confrontés au management d’intelligences artificielles au sens large. Les questions d’organisation, de planification, de législation du travail seront alors à reconsidérer en profondeur.
Polarisation entre travail à forte et faible valeur ajoutée dans les secteurs économiques ubérisés.
La numérisation favorise en réalité une polarisation du marché de l’emploi… avec une demande de travail qui croît aux deux extrémités de l’échelle des qualifications et des revenus.
Alors qu’entre 1990 et 2012, les emplois de « production » faiblement rémunérés (par opposition à l’interaction) comme les maçons ou la collecte des déchets, ne sont pas encore impactés par le numérique et ont même fait l’objet d’une demande croissante, surtout dans le domaine des services à la personne, des emplois qualifiés et bien rémunérés (managers, financiers…). A la différence des emplois routiniers intermédiaires occupés par les classes moyennes qui sont en revanche menacés de remplacement par le numérique.
Ce qui est frappant à l’heure actuelle est le fait que cette désintermédiation intervient également dans le domaine des services et concerne ainsi des emplois plus qualifiés que les catégories d’emplois « automatisées » depuis les années 1990.
Ainsi, ce sont désormais des emplois traditionnellement occupés par les classes moyennes (emplois « routiniers » comme les cadres intermédiaires chargés de la comptabilité, de l’administration commerciale, de la gestion des paies par exemple), qui sont menacés de remplacement.
Le domaine de la banque, où le métier de conseiller bancaire est bouleversé, est un bon exemple : la généralisation de la banque en ligne et de la banque sur mobile fait considérablement baisser le nombre de clients se rendant en agence (un sur cinq aujourd’hui contre un sur deux il y cinq ans) si bien que deux mille agences ont été fermées en France depuis 2008. Le métier de conseiller bancaire n’est toutefois pas voué à disparaître – des clients continueront de se rendre en agence – mais à évoluer. Le secteur bancaire français n’est plus créateur net d’emplois depuis deux ans, même s’il embauche encore beaucoup.
Les nouveaux recrutements s’effectuent toutefois globalement à un niveau de compétence plus élevé (bac +4/5 contre bac +2/3 aujourd’hui). Cette tendance s’explique d’une part par la nécessité de faire monter les conseillers clientèle en compétence, alors que les clients sont de mieux en mieux informés grâce à internet et qu’ils recherchent des conseils très spécialisés lorsqu’ils viennent en agence, et d’autre part par la recherche de profils hautement qualifiés capables de valoriser les données des nombreux contacts clients issus des canaux numériques (data scientists, computer scientists …).
Opportunités et risques pour les métiers et l’emploi.
Les prises de décision sont en effet fondées de manière croissante sur des algorithmes dans de nombreux domaines (de la hiérarchie des résultats lors d’une recherche internet à la décision d’octroyer un prêt ou au tarif d’un produit d’assurance…), ce qui pose notamment la question de l’incidence de l’utilisation de ces algorithmes sur les libertés individuelles, ainsi que sur les discriminations entre consommateurs, à propos desquels la quantité de données disponible s’accroît à mesure de la digitalisation des relations commerciales (banque en ligne par exemple). L’apparition des robots dans certains domaines devrait également donner lieu au développement d’un droit de la robotique, en matière de responsabilité notamment, et de cursus correspondants.
De nouveaux métiers se dessinent ainsi, comme les juristes spécialisés en algorithmique, les « dataires » (notariat des données, expression de Michel Serres). En France et en Europe, de nouveaux cursus à la frontière du droit, de l’éthique, des humanités et de l’algorithmique pourraient être mis en place (parcours communs entre facultés de droit, de philosophie, de sciences sociales, Ecole de Formation du Barreau, Ecole Nationale de la Magistrature, Science Po…).
Si l’évolution des sciences et des technologies (NBIC) se poursuit au même rythme que la numérisation de l’économie, nous allons devoir faire face à un besoin massif de scientifiques transdisciplinaires maitrisant l’analyse de données massives ainsi que la capacité à développer, corriger et faire évoluer les intelligences artificielles en mode « machine learning » (ou apprentissage automatique).
Les métiers vont en effet évoluer considérablement dans différents domaines sous l’influence du développement des méthodes d’analyse de données massives (big data). Dans le secteur de l’assurance, les modèles vont considérablement évoluer sous l’impulsion de l’internet des objets (capteurs, senseurs connectés), et de l’auto-surveillance connectée (bracelets connectés…). Le métier d’actuaire va donc évoluer vers l’assurance comportementale (inspirée par l’économie comportementale) : « pay how you drive ».
De nouveaux cursus adéquats doivent être créés rapidement pour permettre de conduire cette évolution auprès des entreprises concernées. De même, les métiers d’analystes quantitatifs (Quants), traders et actuaires devront évoluer vers des fonctions d’« algorithmiciens » .
Or la France compte parmi les pays les plus avancés d’Europe dans le domaine de l’analyse des données (data science). L’excellence mathématique à la française a été un atout pour le développement de la data science, science pluridisciplinaire aux confins des mathématiques appliquées, de l’informatique avancée et dialoguant avec les sciences sociales.
Cette excellence est à préserver : on ne compte plus le nombre de laboratoires et de chercheurs français qui se distinguent sur la scène internationale dans le domaine des mathématiques et de ses applications, de l’École Polytechnique aux ENS en passant par Paris V, VI, VII, l’INRIA , l’UTC , Dauphine. C’est en France en partenariat avec l’INRIA que le nouveau laboratoire d’Intelligence Artificielle de Facebook, le Facebook Artificial Intelligence Research (FAIR) a vu le jour. Ce laboratoire est dirigé par un français, Yann LeCun et qui a été recruté par Facebook pour diriger sa R&D au niveau mondial.
Les grandes écoles et nombre d’universités sont en pointe dans l’enseignement et la recherche en data science et en intelligence artificielle, mais la France souffre du nombre trop faible d’étudiants formés actuellement (une quarantaine d’étudiants de M1 & M2 en Data Sciences moyenne chaque année depuis 2014 à l’Ecole Polytechnique, à peine plus depuis 2013 à Telecom ParisTech et à l’ENS Cachan, ENSAE et Dauphine). Ces chiffres sont toutefois insuffisants au vu des prévisions d’embauches possibles à horizon 2018 (2500 postes prévus selon différentes estimations).
La formation continue dans le domaine doit également suivre le même élan. Des initiatives d’excellence ont vu le jour dès 2013, notamment sous l’impulsion de création de Chaires d’Enseignement financées par le mécénat industriel, comme à l’Ecole Polytechnique, avec ses partenaires Keyrus, Thales & Orange. Mais cela reste insuffisant pour permettre aux salariés des entreprises de se former aux enjeux de la transformation numérique provoquée par les Big Data et leurs usages.
Conclusion
L’ubérisation semble inéluctable, tant elle fait partie intégrante de la numérisation du monde et de l’économie. Elle s’est définitivement installée, irriguant nos façons de travailler, de nous divertir, de nous cultiver, de nous équiper, de nous éduquer… Le processus d’uberisation forme la vague originelle du tsunami de l’automatisation. Sa première conséquence, selon le rapport publié le 18 janvier 2016 par les organisateurs du Forum économique mondial de Davos, engendrerait une perte nette de 5 millions de jobs d’ici à 2020 dans les pays les plus industrialisés, pas si sûr aujourd’hui, car les chiffres nous manquent pour vérifier ces prédictions.
Le même constat sans appel, avait été amplifié par plusieurs études depuis trois ans (Oxford, MIT, Institut Bruegel, cabinets Nesta ou encore Roland Berger), qui prédisaient elles aussi jusque 47 % d’emplois en moins à l’horizon 2025. Mais qu’en est-il réellement, difficile d’y répondre encore une fois. Ces mêmes institutions devraient reprendre leurs prévisions d’il y a 5 ans et tenter de faire le bilan comptable des emplois effectivement détruits à date.
Cependant, cette lente et inexorable extinction du monde salarié à terme, concerne non seulement des manutentionnaires d’entrepôt, des caissières de supermarché ou des camionneurs, mais aussi des juristes, des notaires, des journalistes, des acteurs du monde médical, etc.
En effet, pourquoi faudrait-il utiliser des êtres humains pour des tâches facilement réductibles à des procédures formelles, que les robots et les algorithmes accompliront demain avec bien plus d’efficience dans notre économie des data ?
La combinaison de la robotisation et des « big data », des algorithmes et des effets de réseau nous transforme d’ores et déjà en fossoyeurs involontaires du salariat. Bienvenue dans un monde enfin « flexible », dopé par la robotisation et le travail au compteur. Un monde où usagers et clients se notent en permanence, où chacun devient son propre Big Brother et où la régulation des acteurs de tous les marchés, de l’assurance aux transports urbains, se joue en mode automatique Big data plutôt que sur le registre de la loi ou de la confiance sans calcul.
Mais gare aux erreurs de perspective : ce monde-là n’est pas une fatalité. Le numérique nous donne en effet l’occasion de reconsidérer le travail non plus tel un emploi condamné à devenir toujours plus précaire, anxiogène et de l’ordre de l’auto-exploitation, mais dans le cadre d’un projet de société contributive dont ce même emploi serait un moyen parmi d’autres plutôt qu’une fin en soi.
Une entreprise comme TaskRabbit crée certes de la valeur d’usage via sa plateforme de petits emplois à la demande, mais elle garde pour elle et ses actionnaires tous les bénéfices de sa valeur d’échange. A l’inverse, Loconomics est une coopérative détenue par ceux qui y proposent leurs services. Contre les plateformes de ladite économie du partage, qui n’en a que le nom, Trebor Scholz défend le « coopérativisme de plateforme », pour bâtir une société des communs au-delà des seules dimensions économique et financière.
Le chantier est immense et à engager d’urgence. A penser sur le temps long, il est politique au sens premier du terme. Il suppose de s’atteler aux métiers du futur, concernant tout autant les orfèvres des data pour utiliser et nous libérer des algorithmes que le soin aux personnes, sans besoin de la moindre machine ; de codifier le travail d’une façon à la fois très protectrice de notre art de vivre et beaucoup moins administrative qu’aujourd’hui…
Image par Gerd Altmann de Pixabay
A lire du même auteur
Le visage à l’ère de la convergence de la chirurgie esthétique, des neurosciences et de l’IA
Capitalisme cognitif, finance et économie décentralisées : la confiance distribuée
Les 3P d’une souveraineté numérique européenne active : Puissance, Planification, Performance
le développement important d’emplois « uberisés » implique des risques spécifiques pour ces travailleurs indépendants fictifs et présentent beaucoup d’inconvénients pour la santé et la sécurité du travail avec de la précarité, et peu de prévention des risques professionnels et de protection sociale : https://www.officiel-prevention.com/dossier/formation/fiches-metier/la-prevention-des-risques-professionnels-lies-aux-plateformes-de-services