« Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres […] est appelé État quand il est passif et Souverain quand il est actif. » Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social.
Avec la nomination en 2019 de Thierry Breton comme Commissaire européen au marché intérieur (1), en charge des industries du numérique, de l’espace et de la défense, nous avons aujourd’hui l’opportunité de définir et de construire une souveraineté numérique active en réponse aux nombreuses dépendances et vulnérabilités qui affaiblissent les nations européennes. Il s’agit avant tout de mettre fin au long processus de « vassalité numérique » qui nous enferme et qui expose nos infrastructures numériques et nos données aux puissances digitales concurrentes. En Europe, la souveraineté numérique ne peut exister sans la conjonction des trois « P » : Puissance, Planification et Performance.
P comme puissance
Loin d’un concept abstrait, la souveraineté technologique est d’abord un enjeu de puissance et un facteur multiplicateur de croissance. Les Etats-Unis, la Chine et la Russie reconstruisent en permanence leurs doctrines économiques, industrielles, stratégiques et militaires sur le socle de l’indépendance technologique et de l’autosuffisance numérique nationale. Le repli nationaliste des trois grands leaders mondiaux imprime la cadence pour le reste du monde et oblige l’Europe à effectuer des choix décisifs :
Faire le choix de la facilité en ralliant définitivement l’une des trois sphères d’influence (en l’occurrence la sphère américaine) et en optant pour un confort et une continuité nous ancrant chaque jour un peu plus dans la spirale addictive de la dépendance technologique ;
Ou faire le choix de l’émancipation technologique et de la marche forcée vers l’indépendance en développant ses propres outils au prix d’efforts économiques et cognitifs importants et de probables baisses de performances transitoires.
A ceux qui prétendent qu’il est impossible pour l’Europe de se passer des solutions américaines, la Chine apporte un extraordinaire contre-exemple puisqu’elle a su redévelopper à très grande vitesse toutes les technologies américaines placées sous embargo et interdites d’exportation. Chaque nouvel embargo américain a, in fine, accéléré le développement des filières souveraines industrielles chinoises. La Russie a choisi la même voie favorisant l’émergence de solutions russes en acceptant la perte de performances à l’instant du basculement. L’Europe doit prendre conscience que chaque décision politique, chaque orientation industrielle ou scientifique chinoise, russe et américaine relève avant tout de la recherche de nouveaux leviers de puissance.
Thierry Breton dans une interview aux Echos (2) rappelait que « face à la guerre technologique à laquelle se livrent les États-Unis et la Chine, l’Europe se doit de jeter, dès maintenant, les bases de sa souveraineté pour les 20 prochaines années. Il ne s’agit pas de céder à la tentation de l’isolement ou du repli sur soi, contraire à nos intérêts, à nos valeurs et notre culture. Il s’agit d’assumer des choix qui seront déterminants pour le futur de nos concitoyens en développant les technologies et les alternatives européennes sans lesquelles il n’existe ni autonomie ni souveraineté ».
Sans faire l’éloge du repli sur soi et de l’isolement, il nous faudra tout de même un zeste d’introspection stratégique et de doctrine « Europa First » pour avancer efficacement vers la souveraineté. Construire une Europe numérique souveraine technologiquement, scientifiquement, économiquement et financièrement nécessite une convergence des volontés, des intérêts, des moyens, des efforts de la part des Etats membres et de leurs écosystèmes industriels respectifs. Le tandem franco-allemand doit logiquement devenir le moteur de cette convergence en donnant un sens et une impulsion à la priorité européenne technologique en matière de création industrielle et de développement commercial d’entreprises européennes.
P comme Planification
La planification, au bon sens du terme, peut être très efficace quand elle agit « verticalement », par grandes filières industrielles et par projets. Parmi ces verticales figurent l’édition de logiciels, les composants électroniques (processeurs, cartes, capteurs, équipements réseaux, hardware, IoT), l’hébergement, la collecte et le traitement des données massives (plateformes et cloud), la 5G, l’Intelligence Artificielle (IA), la cybersécurité, la robotique, le quantique, le financement de l’innovation, des startups et des scale-up (banques d’affaires, fonds d’investissement, VC, incubateurs, accélérateurs, …).
Une planification verticale déployée sur des périodes courtes (5 ans) avec retour d’expérience et de réajustement annuel permet d’accélérer et de solidifier les sociétés du secteur tout en garantissant les aides et les financements par grands projets industriels. Le secteur du cloud dispose de sociétés leaders comme OVH qui œuvrent quotidiennement à la souveraineté numérique européenne et qui possèdent les capacités opérationnelles de fédérer un écosystème à l’échelle continentale.
Le secteur de la robotique est certainement le plus prometteur en matière de souveraineté numérique et industrielle active. Dans le sous-domaine des drones aériens, la société française PARROT est désormais le leader européen des drones professionnels et civils et occupe le deuxième rang mondial juste derrière le géant chinois DJI. En robotique terrestre, c’est l’extraordinaire société SHARK Robotics née en 2016 à La Rochelle qui a su en quatre ans seulement se hisser dans le Top10 mondial des UGV (Unmanned Ground Vehicle), dans le top 2 européen avec la société estonienne Milrem Robotics et en tête de la filière française. Sans aucune exagération, on doit considérer SHARK Robotics comme un Google, un Apple ou un Facebook à ses débuts ! Ces performances industrielles nous montrent que la bataille n’est pas perdue, qu’elle n’est pas jouée d’avance pour peu que l’on sache conserver et faire croître les pépites technologiques européennes.
A cet égard, la planification se doit d’intégrer des processus de contrôle stricts et de veille permanente de la sauvegarde des intérêts industriels technologiques européens. Concrètement, nous devons déployer sur chaque verticale des outils spécifiques de détection et de remédiation des situations de captations précoces (prédatrices) des meilleures startups européennes par nos concurrents américains ou chinois. Sans ce bouclier d’intelligence économique offensive, aucune souveraineté ne pourra émerger. Ces mesures de sauvegarde du patrimoine technologique européen demandent de la volonté, de la détermination stratégique, du courage politique, de la planification et de la puissance.
P comme Performance
Construire la souveraineté numérique c’est se doter d’outils, de dispositifs, de processus et de plateformes conçus et développés en Europe puis de métriques permettant de mesurer la performance de ces outils par rapport aux solutions concurrentes. Sans produits performants et sans métriques équitables, il est illusoire d’espérer faire émerger une forme de souveraineté technologique. La grande variété des dispositifs, outils et processus contribuant à la souveraineté offre différents leviers qui, s’ils sont correctement orchestrés, peuvent accélérer de déploiement de solutions souveraines à l’échelle européenne. Les créations de fédérations professionnelles européennes par verticales technologiques (Robotique, Computeur Vision, Cybersécurité, Cloud), de fonds souverains européens, de fonds stratégiques, de fonds de résilience en réponse aux futures crises sanitaires, environnementales, migratoires ou géopolitiques font partie de l’arsenal des dispositifs souverains. L’accompagnement et le soutien des entreprises d’intérêt stratégique vital concrétisé par le dispositif GCAS (3) développé et activé par le Hub France IA en 2019 a montré son efficacité opérationnelle. Il s’agit aujourd’hui de le généraliser et de le faire passer à l’échelle européenne. L’essaimage de technologies issues de laboratoires européens et le financement de scale-ups sélectionnées en fonction de leurs performances doivent s’inscrire dans des processus européens facilement actionnables.
Au niveau des infrastructures, il est primordial de déployer les réseaux 5G en s’appuyant sur du matériel audité, analysé, et certifié. La 5G est un outil de performance au service d’autres technologies (Robotique, systèmes semi-autonomes, IoT déployé au sein de la ville intelligente). Sur le plan scientifique et académique, nous devons favoriser l’ouverture d’Instituts de Recherches Européens fédérés autour des thématiques de souveraineté numérique. De nouveaux cursus universitaires pluridisciplinaires doivent compléter le dispositif pour former les dirigeants européens (des secteurs public et privé) sur la conduite de la transition numérique. Chaque nouveau dispositif doit être évalué sur ses performances et son efficacité à contribuer à la souveraineté.
Toutes ces mesures ont un coût qu’il faut assumer. C’est le prix de l’émancipation technologique européenne. Soyons conscients que ce coût restera toujours négligeable face à celui de notre vassalisation numérique.
1) https://ec.europa.eu/commission/commissioners/2019-2024/breton_fr
2) Les Echos, Europe : l’impératif de la souveraineté, interview de Thierry Breton, le 17 août 2020 : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/europe-limperatif-de-la-souverainete-1232833
3) Dispositif GCAS – Hub France IA https://www.hub-franceia.fr/2020/05/29/dispositif-gcas-groupe-de-contact-daction-et-de-soutien-aux-entreprises-dinteret-strategique-vital/
This post is also available in: EN (EN)