Pourquoi les cours de l’or sont-ils en train de flamber, c’est la question qu’Alessandro Giraudo se pose dans une note qu’il vient de publier pour l’Institut Sapiens (1). Ayant passé une grande partie de sa vie dans le monde des matières premières (céréales, métaux de base et précieux, coloniales….) cet italien fait partie des principaux experts européens sur le sujet. Il compte à son actif pas moins de 19 livres traitant essentiellement de l’économie et de l’histoire économique des matières premières, dont six ont fait l’objet de traductions en chinois, coréen, espagnol et italien. Son prochain opus prévu pour la fin du mois de novembre, est dédié aux matières premières d’origine végétale et animale et est la suite de celui qui est sorti en janvier sur les matières premières minérales et industrielles*. Comme il aime à le rappeler, lorsqu’il était étudiant à Berkeley, son professeur d’histoire économique utilisait souvent le monde des matières premières pour interpréter les événements historiques… Critères qu’il utilise à son tour pour déchiffrer la réalité mondiale. Il prend ici de son précieux temps pour répondre aux questions de The European Scientist au sujet de sa dernière publication.
The European Scientist : Vous venez de publier récemment une étude sur l’or. Pourquoi ce métal précieux a-t-il suscité votre intérêt ?
Alessandro Giraudo : Depuis 40 mille ans l’or participe à faire et défaire l’Histoire (celle avec un grand H). J’ai publié un livre sur « Or, argent et folies des grandeurs » avec la préface de Jacques Attali** (qui vient de sortir en italien) pour analyser le rôle de ces deux métaux dans le déroulement de l’histoire: de la XVIII dynastie égyptienne à l’extraordinaire cinquième siècle d’Athènes, de l’essor de l’Empire Romain aux fulgurantes conquêtes des Califats, du financement des Croisades au « siglo de oro » espagnol, de la saga des forty-niners en Californie au financement de la première et de la deuxième guerre mondiale, des achats soviétiques de céréales (années 1970-80) payés avec du métal jaune aux derniers achats des Banques Centrales… On parle beaucoup de l’or dans l’histoire, mais il ne faut pas oublier l’argent:
l’or a été la monnaie des rois, l’argent celle des marchands, le bronze celle des citoyens… et la dette la monnaie des pauvres et des esclaves !
TES. : Vous évoquez les conditions de plus en plus difficiles dans lesquelles évoluent les marchés miniers. Si les technologies facilitent l’extraction, ce n’est pas le cas des législations, de l’acceptabilité sociale ou encore de la teneur en minerais. Pouvez-vous revenir sur ces contraintes ?
A.G.: L’industrie minière (métaux de base, précieux, énergie) est un secteur très spécial. Quand les entreprises réalisent un investissement elles doivent attendre beaucoup de temps pour obtenir un retour sur investissement positif: environ sept ans dans le secteur de l’énergie, une quinzaine d’années dans tout le secteur des métaux. Entre-temps, le cash flow reste fortement négatif et l’entreprise doit être sûre que le premier baril de pétrole, le premier mètre cube de gaz, le premier lingot aura un prix rémunérateur au cours des 30-50 ans suivants….!
Mais la technologie progresse très rapidement et la réglementation peut changer ; par exemple, la décision de l’EU à 27 d’arrêter la production de véhicules thermiques à partir de 2035 va avoir un impact sur la demande de platine et palladium qui sont respectivement employés pour la production de pots catalytiques (le platine pour les moteurs Diesel, le palladium pour les moteurs à essence). Le lithium sera-t-il toujours essentiel pour les batteries électriques, de même que le graphite ?
De plus, les populations qui habitent dans les régions minières souvent manifestent leur opposition à l’ouverture de nouvelles mines ; en général, celles-ci ont un impact négatif sur la nature avec une hausse de la pollution.
On parle de plus en plus des réactions de type NIMBY (not in my back yard = opposition à toute installation dans la région) ou de type BANANA (build absolutely nothing anywhere near anyone = opposition totale n’importe où).
Par ailleurs, les banques rencontrent des difficultés dans la récolte de capitaux pour financer des investissements dans le secteur minier et elles mêmes sont très prudentes dans l’activité du financement de projet et la mobilisation de leurs capitaux dans le secteur; dernièrement, plusieurs banques importantes ont abandonné cette activité.
TES. : Le marché de l’or, en 2023 a connu une offre Mondiale supérieure à 4600 tonnes. Pouvez-vous détailler et commenter ce chiffre ? Quels sont les principaux usages ? Quelles évolutions historiques avez-vous observées ?
La production mondiale minière annuelle d’or dépasse le 3600 tonnes (2) avec plus d’1/3 supplémentaire provenant du recyclage qui est favorisé par la hausse des prix. La structure de l’offre a été radicalement modifiée depuis les années 80 quand l’Afrique du Sud était le principal producteur (57% de la production mondiale) suivie par l’URSS (21%). Maintenant le principal producteur est la Chine, suivie par la Russie et l’Australie, le Canada et les USA. L’Afrique du Sud figure à la 8ème place ; le changement de régime, l’introduction de réglementations pour protéger les mineurs (provenant essentiellement de la population noire), la fuite des capitaux du pays et la baisse sensible des teneurs des mines ont réduit la production. Mais les teneurs baissent dans le monde entier ; en 40 ans elles sont passées de 8-9 grammes par tonne de terre extraite à 5 grammes par tonne et certaines mines de l’Australie de l’est travaillent avec une teneur d’un demi gramme/tonne (…avec des profits!).
La demande pour la bijouterie reste toujours un élément déterminant, mais on observe deux phénomènes importants. La demande industrielle (600 tonnes en 2023) a grimpé sensiblement car le métal jaune est employé surtout dans la technologie très sophistiquée et moderne. Par exemple, les fenêtres des cockpits des avions contiennent une fine couche d’or ainsi que les vêtements et les casques des astronautes pour les protéger contre le rayons cosmiques (très létaux) et tous les engins envoyés dans l’espace sont recouverts par de fines couches d’or comme beaucoup de contacts électriques qui figurent dans les téléphones et dans les PC, dans les véhicules spatiaux et aussi dans de nombreux instruments militaires.
Par ailleurs, la demande des particuliers et des Banques Centrales se développe fortement. Les craintes alimentées par les tensions géopolitiques mondiales poussent la demande, mais aussi celle des pays émergents qui disposent de systèmes de protection sociale encore insuffisants et d’un pouvoir d’achat plus élevé: pour cette raison de nombreuses populations veulent se protéger par l’achat d’or et l’actuelle saison des mariages en Inde (la fête de la lumière, le Diwali) fait monter la demande indienne de métal jaune. Au même moment de nombreuses Banques Centrales procèdent à des achats d’or; elles ont moins de confiance dans le dollar et dans les autres monnaies qui composent leurs réserves et les transforment en or. De plus, certains pays parient sur la dédollarisation et donc vendent du dollar pour acheter de l’or… Même la Banque Centrale Suisse s’est mise à acheter du métal jaune!
TES. : Vous avez observé une forte variation historique des cours. Quelles sont les grandes tendances et comment les expliquez-vous ? Vous pariez sur une hausse à venir.
A.G.:
Personne ne dispose d’une boule de cristal pour anticiper avec précision les cours de l’or, mais beaucoup d’analystes parient sur une hausse ultérieure des prix sur la base de considérations très logiques.
L’offre de tous les métaux est très anélastique car si les prix montent les mines peuvent augmenter seulement marginalement la production tout en choisissant de réaliser de nouveaux investissements (offre supplémentaire)… Mais dans un futur relativement lointain. Par contre, le recyclage peut réagir dans des temps brefs. La demande de protection pour les populations des pays émergents va continuer en tenant compte du vieillissement de ces populations et de l’insuffisance des systèmes sociaux de ces pays. La demande spéculative et celle des Banques Centrales reste solide. Donc, jusqu’à l’arrivée du métal nouveau, la déséquilibre entre demande et offre peut pousser les prix vers le haut.
TES. : Que pensez-vous du marché des métaux, minerais et minéraux par rapport à celui de l’énergie ? Une comparaison est-elle possible ?
A.G.: L’énergie (noire et verte) est aussi nécessaire que l’INDIUM (qui donne la luminosité aux écrans de nos PC et de nos téléphones portables) ou l’OSMIUM (employé dans les mammographies et dans la détection des empruntes digitales) ou le graphite (pour les batteries des voitures électriques)… Mais Pluton, le dieu de mines, a mal distribué les richesses minières sur la terre ; il les a jeté comme des confettis sur tout le globe, mais elles se sont concentrées dans très peu de régions et leurs populations disposent d’une manne gratuite sous les pieds. Beaucoup de matières premières jouent un rôle très important dans l’économie et dans les relations géostratégies du monde. Le rôle des matières premières minières est différent de celui de l’énergie, mais souvent il est très semblable. Toutes les matières premières sont très importantes dans l’économie moderne dans laquelle la logistique (qu’on avait oubliée) revient sur le front de la scène. Le transport des marchandises est réalisé pour 90% par mer (comme dans toute l’histoire) et maintenant il faut que les marchandises, les containers et les bateaux soient dans le même lieu au même moment : il s’agit d’une combinaison complexe et il faut une organisation millimétrée. De plus, on a redécouvert le rôle essentiel des fameux cinq choke-points, les passages géographiques par lesquels transite le commerce mondial. Il s’agit de Malacca (le commerce Est-Ouest), d’Ormuz (pétrole et gaz), Bab-el-Mandeb (Djibouti, à l’entrée de la mer Rouge ; la porte de Suez avec le transit du commerce Asie-Ouest) et les les deux détroits des Dardanelles et du Bosphore (porte de la mer Noire, céréales et énergie). La dégradation de la réalité géopolitique mondiale alimente des craintes et favorise l’évolution des prix des métaux précieux.
(2) (source: USGS – Washington – April, 2024)
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Les explications rationnelles données dans cet article ont toujours été valables, pas seulement maintenant.
La très récente évolution ne ressemble-t-elle pas plutôt à une bulle spéculative, irrationnelle ? (l’avenir le confirmera ou non)