
Depuis le 14 janvier 2025, la commission d’enquête parlementaire (1) relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, débat sur « l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française ». Les membres se penchent notamment sur « la reconnaissance, la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation » Pour tenter de démêler les multiples problématiques en jeu et tenter de démêler les arguments, nous avons pu interviewer Jean-Philippe Vuillez. L’expert en médecine nucléaire série les différents arguments et démontre comment l’incompréhension de la relation linéaire sans seuil pourrait être à l’origine d’une décision absurde : au lieu d’indemniser la Polynésie, soit tous les polynésiens, on va indemniser tous les malades sans disposer de preuves.
The European Scientist : Un débat a lieu actuellement à l’Assemblée concernant la question de l’indemnisation des populations polynésiennes. De quoi s’agit-il exactement ?
Jean-Philippe Vuillez : L’armée française, avec l’appui scientifique du CEA, a conduit en Polynésie Française 193 essais nucléaires, de 1966 à 1996, atmosphériques jusqu’en 1974, puis souterrains. Depuis plus d’un demi-siècle, les conséquences sont l’objet de vives polémiques, qui n’ont fait que croître et s’acutiser, et se traduisent récemment par la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire.
Le fond du débat est focalisé sur la façon d’indemniser – qui, quand, comment – les « victimes » ou présumées telles, de ces essais, définies en tant que victimes en raison de pathologies cancéreuses dues aux doses de rayonnement reçues, soit directement, soit le plus souvent du fait des contaminations radioactives.
TES. : Que pensez-vous de cette initiative ? Quel est votre point de vue en tant que spécialiste de médecine nucléaire ?
JPV.: Elle n’est pas fondée, et cause d’un immense malentendu, d’une légitime colère, et d’un casse-tête abyssal : les démarches et procédures n’ont fait que toujours plus conduire à des impasses, comme l’illustrent les aléas de la loi Morin, puis de la loi EROM, et maintenant cette enquête parlementaire. Ayant fait partie de la « Commission EROM » (2), puis du CIVEN (3), je suis préoccupé par la façon dont se déroule celle-ci, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle offre un spectacle kafkaïen regrettable.
Sur le plan médical, je suis préoccupé depuis toujours par les conséquences sur la santé de la radioactivité à travers ma spécialité, la médecine nucléaire, qui consiste à administrer aux patients des médicaments radioactifs. Ce qui m’a permis d’accumuler un grand nombre de connaissances sur les mécanismes biologiques d’apparition des cancers dits « radioinduits », car considérés comme résultant d’une exposition à la radioactivité.
TES. : Il semble difficile de cautionner toutefois les épisodes historiques à l’origine de cette situation ? Vous dénoncez des énormes erreurs de communication commises à l’époque.
JPV.: Si on se replonge dans l’histoire, rappelons qu’à l’initiative du général De Gaulle, une logistique considérable a été installée dans les atolls polynésiens (Mururoa, Fangataufa, Hao notamment) afin de poursuivre des essais nucléaires commencés auparavant dans le Sahara. Je ne suis pas compétent, même si j’ai mon opinion, pour porter le moindre jugement sur les justifications militaires et géopolitiques sous-jacentes. Mais les faits sont là. Or, le constat historique est que ces essais ont été conduits sans information réelle aux populations quant aux réalités de ce qui se passait. D’un point de vue éthique et moral on ne peut que s’interroger. Les aspects positifs ont été mis en avant (par exemple la création de nombreux emplois, ainsi que d’infrastructures), mais rien n’a été vraiment dit, ou de façon très allusive, quant aux retombées radioactives – inévitables -, ni les mesures prises pour les limiter, ni les réalités de ces différents essais, y compris – ou surtout- des aléas inévitables et des déviations par rapport à ce qui était prévu. Pourtant, dès le départ la population était en droit de s’interroger, puisque curieusement des mesures étaient préconisées, des abris ont été construits, l’ile de Tureira a été évacuée, on demandait parfois d’éviter la consommation de certains aliments, faits contradictoires avec le message d’une absence de dangerosité. Or si celle-ci a pu être évitée grâce aux mesures prises, ces fautes de communication n’ont pu que mettre la puce à l’oreille, et créer le sentiment d’une dangerosité réelle, ou qui aurait pu l’être.
TES. : Selon vous le fait qu’on ne s’inquiète que maintenant de la contamination radioactive, dissimulée à l’époque, crée une forte angoisse, alors qu’il n’y a pas lieu, et le traitement du dossier jette de l’huile sur le feu. Pouvez-vous nous expliquer le fond de votre pensée ?
JPV.: Comme chaque fois qu’il n’est pas donné suffisamment d’explications, cela a conduit au fil des années à ce raisonnement trop bien connu : « si on ne nous dit rien, c’est qu’on nous cache des choses… ». Dès le départ était ainsi en place une bombe à retardement (sans jeu de mot…)
Un demi-siècle plus tard, la population polynésienne a compris que ces essais n’étaient pas sans conséquences diverses. Les polynésiens ont découvert la réalité des faits, en particulier celle d’une contamination radioactive à large échelle. Celle-ci est avérée, mais sa gravité, faute d’avoir été admise et explicitée, est maintenant exacerbée et surestimée. On lui attribue, à tort, des effets sur la santé.
En effet, cette contamination même si on peut la déplorer, voire la condamner (cela renvoie à la géopolitique et la morale), est restée, du point de vue de ses conséquences sur la santé des populations concernées, sans dangerosité réelle. Le livre remarquablement documenté récemment publié par le Dr Patrice Baert le montre de façon plus que convaincante (4). Ce n’est pas en soi une excuse, mais c’est une réalité. Et cela aurait dû être expliqué en amont, de sorte à ne conduire les essais qu’avec le consentement éclairé des populations, auxquelles a été fait le procès d’intention d’un refus, comme si ces gens ne pouvaient pas comprendre les nécessités attachées à la raison d’état… Ainsi, au lieu de les associer à un grand projet et de leur en être reconnaissant, on leur a caché la vérité, semant le germe d’une grande frustration et du sentiment humiliant d’avoir été à la fois méprisés et jugés incapables de comprendre. Bien sûr, il est facile de critiquer la communication faite à l’époque avec l’éclairage d’aujourd’hui, mais c’est ainsi, et on ne réécrit pas l’histoire.
TES. : Vous constatez que cette carence de communication est à l’origine d’une grande confusion et que le désir de revanche se mêle aux croyances sur la radioactivité ? Pouvez-vous expliciter ces dernières ?
JPV.: Il est trop tard pour éviter les inquiétudes, les angoisses, et les rancœurs. Les polynésiens sont dans la situation de quelqu’un qui découvre sa carrosserie meurtrie sur un parking, sans que le responsable ne se soit signalé ; ou de quelqu’un qui trouve une poubelle vidée sur sa terrasse. Avec ceci de plus que, s’agissant d’explosions de bombes atomiques, et concernant toute une nation, ce ressenti et sa gravité sont sans commune mesure avec ces exemples un peu ridicules… On est là confronté à une tromperie par omission d’une ampleur et d’une portée colossales.
Cela ne pouvait que générer du ressentiment et un désir de revanche. Et c’est là que ce ressentiment rencontre la notion largement répandue comme quoi l’exposition à la radioactivité est responsable de maladies, en particulier de cancers. Et ce, conformément à la doctrine de radioprotection (qui n’est pas une théorie scientifique), quelle que soit la dose reçue, en vertu de la « relation linéaire sans seuil », qui est au cœur de vives polémiques. Peu importe ces polémiques ici, car si d’un côté ses détracteurs, dont je fais partie, pensent que le risque de cancer ne devient significatif que pour des doses supérieures à 200 mSv, ses partisans (qui adoptent un point de vue très protectionniste), considèrent qu’il n’y a pas de seuil mais admettent que pour les doses inférieures à 10 mSv, le nombre de cancers radioinduits ne saurait excéder quelques cas venant s’ajouter aux cancers de toute origine, qui frappent autour d’un individu sur quatre, avec de grandes fluctuations statistiques. Autrement dit, quel que soit le point de vue, les retombées des essais ne sauraient être responsables de plus qu’une très faible partie des cancers en Polynésie.
TES. : Selon vous, même s’il y a eu des « victimes », il n’y a pas eu d’exposition suffisante pour causer des pathologies… N’est-ce pas un peu paradoxal ?
Dans un premier temps, aucun cas de dose supérieure à 200 ou même 100mSv ne s’étant produit, aucun cancer ne pouvait être considéré comme dû aux essais. Ceci n’implique pas qu’on nie la qualité de « victimes » aux polynésiens, simplement ils ne sont pas victimes du fait de pathologies qui n’ont rien à voir avec la radioactivité. En revanche, ils peuvent légitimement se revendiquer victimes d’une absence de considération et d’un préjudice moral dont il faudrait définir les contours et la gravité.
Faute d’avoir reconnu et anticipé ce préjudice, ce qui aurait dû conduire à un dédommagement de TOUS les polynésiens (ou, ce qui revient au même, de l’état polynésien, à charge pour lui d’en faire bénéficier ses ressortissants), l’état français se trouve acculé face à la seule attitude possible pour les individus : invoquer leurs problèmes de santé en les imputant aux essais… Aucune considération scientifique, dès lors, ne peut être audible car le problème n’est pas dans le champ de la science…
TES. : Selon-vous le manque de scientificité du débat, va avoir pour conséquence que l’on ne va indemniser que les gens malades alors que tous devraient l’être ? Pouvez-vous nous expliquer ?
JPV.: c’est déplorable, car la reconnaissance des cancers pour reconnaître le statut de victimeconduit à n’indemniser que les gens malades, alors que tous ont subi le même préjudice ; et à les indemniser sur des bases médico-légales liées à une présomption de causalité, laquelle a été conçue pour répondre à des cas individuels, et non appliquée à des populations. Résultat, faute de pouvoir démontrer l’absence de causalité (ce qui est scientifiquement non seulement impossible, mais un non-sens total), celle-ci est acceptée a priori, afin de répondre à une colère légitime mais qui se trompe de cible, n’en ayant pas d’autre à invoquer. Dans sa première configuration, le CIVEN adoptait le principe du risque négligeable en dessous de 100 mSv, et n’acceptait que très peu de dossiers, ce qui a conduit à sa dissolution. Dorénavant, la cote mal taillée du seuil, non pas de nature biologique et physiopathologique, mais purement réglementaire (limite annuelle admissible pour le public) de 1 mSv a permis dans un premier temps, à travers le rapport de la commission EROM (qui a validé à son corps défendant la méthodologie proposée par le nouveau CIVEN et reposant sur cette limite de 1 mSv), de limiter le nombre de dossiers acceptés pour indemnisation. Au mieux, on doit considérer que l’état accepte d’indemniser un très grand nombre de cancers sans aucun lien avec les retombées radioactives, afin d’être certain de ne pas léser les quelques cas (dont l’existence reste théorique) considérés comme imputables. Il faut en outre rappeler que durant la période des essais, la limite annuelle admissible pour le public était fixée à 5 mSv, qui aurait été choisie si elle n’avait pas entretemps, dans un but ultra protectionniste, été abaissée à 1 mSv. Auquel cas, on aurait continué à ne reconnaître aucun dossier, et le problème se poserait au final dans les mêmes termes.
TES. : Vous dénoncez les impossibilités méthodologiques et les situations absurdes dans lesquelles elles plongent le débat parlementaire.
JPV.: cette situation ubuesque ne pouvait conduire qu’à la remise en cause de ce seuil sans aucune réalité scientifique. En effet, dans cette plage de doses (inférieures à 10 mSv), prétendre distinguer « au-dessus » ou « au-dessous » de 1 mSv relève d’une pure impossibilité méthodologique, dont les évènements actuels démontrent combien il est facile de contester les évaluations de dose malgré les travaux considérables menés par le CEA et l’IRSN. Ce que je veux dire, c’est que vouloir distinguer zéro de 1, quand on sait que les problèmes ne surviennent qu’au-dessus de 200, relève de l’imposture intellectuelle, et en tout cas d’une aberration scientifique. Le livre « Toxique » qui a eu un grand impact, n’argumente pas du tout sur la pathophysiologie des cancers, mais uniquement sur les erreurs prétendues du calcul des doses reçues, afin de faire franchir le seuil de 1 mSv à un maximum d’individus. Mais médicalement, entre 0,9 et 1,1 il n’y a aucune différence ! Et la discussion ne pourra jamais être tranchée.
La dernière digue est en train de sauter, il suffit de visionner les débats d’une enquête parlementaire1 menée totalement à charge, donnant l’impression de conclusions écrites à l’avance, et qui pour calmer la colère, conduiront à indemniser TOUS les cas de cancers faisant partie de la liste de la loi Morin, puis, acceptant d’élargir cette liste, TOUS les cancers, puis, élargissant la présomption de causalité à d’autres maladies – cardiovasculaires en particulier, TOUTES les maladies des polynésiens.
TES. : Ces erreurs cumulées vont conduire l’Etat à devoir indemniser tous les malades de Polynésie et contribuer à créer des générations d’angoissés. Comment sortir de cette impasse ?
JPV.: Faute d’avoir su expliquer, convaincre, responsabiliser et associer la population polynésienne et lui proposer une contrepartie décente et acceptable, et pour prix d’une déconsidération inadmissible de cette population, l’état français se trouve bientôt contraint de payer très cher pour éviter l’exacerbation de la colère : à savoir indemniser en tant que victimes tous les malades en Polynésie. L’état français s’apprête donc à valider l’hypothèse que, si les essais n’avaient pas été conduits, il y aurait en Polynésie Française 100 % de sujets en parfaite santé.
En tant que médecin, je ressens une grande amertume, ayant le sentiment que les médecins sont pris en otage pour devoir trouver en dépit de la science des justifications médicales afin de pallier une impardonnable absence de gestion humaine digne et à la hauteur, d’un programme nucléaire dont les enjeux ont été pourtant majeurs et stratégiques.
Il est malheureusement probablement trop tard pour sortir de cette impasse autrement que par des compromis déconnectés de toute rationalité, avec le risque d’établir un très fâcheux précédent. Pourtant, il serait intelligent et digne de reconnaître une dette morale et de la réparer, pour autant que le contexte politique le permette encore, plutôt que d’indemniser des « victimes légales », au mépris de toute réalité scientifique. Malheureusement in fine, loin de soulager la frustration, cette démarche renforce en réalité la souffrance des Polynésiens que l’on installe dans une angoisse appelée à durer, pour eux et toutes les générations à venir, quant à des effets de la radioactivité sur la santé totalement non fondés. Et ce au détriment probablement des vrais problèmes de santé publique, puisque tout mettre sur le compte des retombées radioactives des essais détourne l’attention des causes véritables dont il faudrait s’occuper.
(4) « Essais nucléaires en Polynésie française Une histoire de mensonges et de contre-vérités » de Patrice Baert, L’Harmattan 2025, collection Portes Océanes
Du même auteur
« Cancer : il faut laisser la liberté aux chercheurs » Jean-Philippe Vuillez (Interview)
La statue et le funambule : à la recherche d’un équilibre dynamique