A l’occasion d’Octobre Rose (1), un mois consacré à la lutte contre le cancer, Europeanscientist donne la parole à Jean-Philippe Vuillez, Professeur d’Université et praticien hospitalier de médecine nucléaire au CHU de Grenoble. Ses activités hospitalières et de recherche concernent particulièrement la cancérologie. Par ailleurs, il fut vice-doyen de la Faculté de médecine de Grenoble et président de la Société Française de Médecine Nucléaire.
The European Scientist :Pouvez-vous nous rappeler votre formation ainsi que l’objet de vos travaux sur le cancer
Jean-Philippe Vuillez : Je suis médecin nucléaire, pas cancérologue mais je me suis dans ce cadre essentiellement consacré à la cancérologie. La médecine nucléaire se définit par l’utilisation de la radioactivité in vivo, sous forme de médicaments radioactifs, appelés médicaments radiopharmaceutiques (MRP) qui en cancérologie permettent des examens destinés au diagnostic (appelés scintigraphies) mais permettent aussi de faire des traitements qui connaissent actuellement des succès spectaculaires en particulier dans le cancer de la prostate. A côté de ces activités cliniques, j’appartiens aussi à une unité Inserm où nous mettons au point de nouveaux MRP.
TES. : Comme chaque année depuis 1985, la ligue contre le cancer vient de lancer la campagne intitulée Octobre rose. A la suite de la pandémie de Covid, l’opinion est-elle toujours autant mobilisée pour la cause du cancer ?
JPV.: Je pense que oui, et ceci pour des raisons simples : la première est que, pandémie ou pas, le cancer est toujours là. La seconde, liée à la première, est assez triste, à savoir que la pandémie avec tout ce qu’elle a eu comme conséquences sur le système de soin, combinée à la peur des patients qui se sont confinés chez eux en renonçant à consulter ou à passer les examens prévus, voire en retardant leur traitement, a conduit à de très nombreux retards de prise en charge dont on découvre progressivement les conséquences. Ce qui fait que, au contraire, le cancer (et d’autres pathologies, comme la maladie d’Alzheimer) reviennent assez cruellement sur le devant de la scène. Particulièrement, pour ce qui est d’Octobre Rose, dans le cas du cancer du sein. Mais pas seulement.
TES. : Le célèbre homme d’affaire américain Peter Thiel aime à rappeler à chacune de ses interventions sur la thématique du progrès technologique que Nixon a déclaré la guerre contre le cancer en 1971 et que de manière assez frustrante depuis-lors, les progrès ont été étonnamment très lents. Il en conclut que nous n’en faisons pas assez (2). Partagez-vous cet avis ?
JPV. : Non, pas du tout. Je suis étonné qu’on puisse tenir de semblables propos, mais je me dis que ce sont là des paroles d’un homme d’affaire, américain de surcroit, habitué à obtenir des résultats proportionnels aux efforts consentis. Mais la biologie cellulaire et les mécanismes du cancer, et les possibilités de traitements, ne se laissent pas conduire comme un conseil d’administration ! Mais surtout, son constat est totalement erroné. Les progrès depuis 1971, au contraire, et vu du côté de la médecine et non pas du monde des affaires, ont été spectaculaires et rapides, ils sont, surtout, de plus en plus rapides.
Un exemple : il y a seulement une trentaine d’année, a fortiori en 1971, un cancer du poumon avait une espérance de vie de quelques mois, quelques années au plus. Aujourd’hui on guérit dans 100 % des cas certains cancers, comme le lymphome de Hodgkin ou le cancer du testicule, ce qui n’était pas le cas en 1971… Grâce aux thérapies dites « ciblées », rendues possibles grâce aux incroyables avancées de la biologie moléculaire, et aux immunothérapies, certains patients dont la tumeur présentent certaines mutations, ont une survie de plus de dix ans. De même, les cancers du sein ou de la prostate en phase métastatique (en langue vernaculaire, « cancer généralisé ») qui avaient aussi une espérance de vie entre 6 mois et 2 ans, vivent maintenant avec leur maladie dans de bonnes conditions (y compris en continuant à travailler) au-delà d’une dizaine d’années, souvent plus.
Pour parler de ma spécialité, une avancée très récente, publiée l’année dernière (il s’agit de l’étude « Vision »), témoigne de de dynamisme puisque grâce à une molécule ciblant le PSMA (Antigène membranaire spécifique de prostate) marquée par un radionucléide émetteur d’électrons béta moins, le lutétium 177, on prolonge la vie des patient ayant un cancer métastatique de la prostate.
Ceci dit, on peut toujours penser qu’on n’en fait pas assez, car on peut toujours faire plus. Mais ce n’est pas propre à la recherche médicale…
TES. : Plusieurs travaux récents (3) (4) (5) montrent qu’à la suite des périodes de confinements ou pour des raisons liées à la pandémie (priorité des hôpitaux) des morts liées aux cancers auraient pu être évités… La Covid est-elle un arbre qui a caché la forêt des cancers ? Est-ce que la pandémie montre les limites de nos systèmes de recherche ?
JPV. : Je ne crois pas qu’on puisse dire cela. Certes, comme déjà évoqué, la pandémie a saturé le système de soin et contraint à faire des choix prioritaires, et indéniablement, le prise en charge des patients Covid a pu retarder la prise en charge des autres pathologies, dont les cancers. Mais la recherche n’est pas en cause, car même si les programmes de recherche ont été ralentis, et ils l’on certainement été, par la pandémie, cela n’impacte pas directement les soins, alors que l’engorgement des hôpitaux a été un réel problème.
Je crois que des leçons ont été tirées, et que si une telle situation se présente à nouveau, le monde médical sera beaucoup plus attentif pour éviter cette rupture de soins consécutive à la pandémie.
Pour autant, l’arbre de la pandémie n’a nullement caché la forêt des cancers ! Mais plutôt montré les limites d’un système dont la capacité est sans doute trop dictée par la rentabilité. Pour faire face à des situations comme la pandémie de covid 19, sans doute faut-il avoir un système en excès de capacité en temps normal. Certes cela aurait un surcout, mais qu’on peut penser inférieur aux surcoûts induits par ces retards de prise en charge des cancers ; et aussi, d’ailleurs, des pathologies cardio-vasculaires.
TES. : Alors que l’on peut s’interroger sur une éventuelle stagnation de la recherche, on constate un progrès dans l’opinion de la peur du « tout cancérogène ». C’est notamment le cas pour le nucléaire qui est un facteur de peur (6). En tant qu’expert du sujet qu’en pensez-vous ?
JPV. : Il faut citer, une fois de plus, cet éminent médecin suisse Philippus Theophrastus Aureolus Bombast, plus connu sous le nom de Paracelse, qui au 16ème siècle a édicté cet adage fondamental et fondateur de la toxicologie : « Tout est poison, rien n’est poison : c’est la dose qui fait le poison. » Cela s’applique à tout, particulièrement la radioactivité donc les déchets nucléaires puisque vous évoquez la peur du nucléaire, justifiée en grande partie par la soi-disant incapacité à gérer des déchets considérés comme forcément dangereux.
Mais cela peut être aussi les pesticides, les perturbateurs endocriniens, et beaucoup d’autres choses. Cependant là aussi la recherche avance, au contraire, et il y a de plus en plus d’arguments pour dire que ce qu’on constate avec de fortes doses, sur des modèles réducteurs comme des cellules en culture, ne s’appliquent pas en faisant une simple règle de trois, aux faibles quantités du même agent. Donc oui, tout peut-être cancérigène ou presque, à condition de ne pas négliger cet aspect quantitatif…
TES. : Les avis de certains organismes ou agences peuvent-ils contribuer à la diffusion de peurs infondées et si oui pourquoi ? On pensera notamment aux avis du CIRC sur le café, la viande ou encore le glyphosate.
JPV. : Oui, malheureusement. Nous vivons une époque paradoxale vis-à-vis de l’expertise scientifique. D’un côté de pseudo-experts ont l’écoute du public, et encore plus des décideurs, car ils vendent de la fausse science qui a le mérite de la simplicité (il vaudrait mieux dire : simplisme) donc d’être facile à comprendre et permettant des décisions assurées sur un sentiment de certitude : « j’ai compris » (puisque c’est simple) et « j’ai confiance » (puisque formulé par des « experts »).
De l’autre côté, la vraie science, et les vrais scientifiques, ont deux handicaps au moins. Le premier est que ce qu’ils disent est compliqué, et assorti des incertitudes (les doutes) inhérentes à la science véritable. Le second est que les vrais scientifiques s’intéressent nécessairement à des aspects fragmentaires, car les Louis De Broglie pouvant se targuer de tout savoir… aujourd’hui ça n’existe plus !
J’en viens donc à votre question. Si on considère le CIRC (Centre International de Recherche sur le Cancer, situé à Lyon mais rattaché à l’OMS), il fait remarquablement son travail, mais en quoi celui-ci consiste-t-il ? En gros, à étudier si une substance donnée est susceptible d’interférer avec les mécanismes cellulaires de la cancérogénèse, et si oui, comment. Or la plupart des agents chimiques entrent dans cette logique, et le CIRC les met sur la liste des « agents cancérigènes POSSIBLES ». A ce stade les aspects quantitatifs, dont nous parlions et qui encore une fois sont essentiels, les aspects métaboliques lorsqu’on passe de la cellule à l’organisme entier, les interactions avec toutes les autres substances contenues dans un organisme, etc., ne sont pas considérées.
Le CIRC fait son travail, et le publie car il est financé pour cela, sans avancer autre chose que « oui, cette substance est susceptible d’interférer avec les mécanismes cellulaires de la cancérogénèse, par tel mécanisme ». Mais ceci est repris dans les médias sous forme « le CIRC (un organisme sérieux, scientifique, rattaché à l’OMS !) a démontré que la substance X est cancérigène ; or cette substance est présente partout dans l’alimentation, ou les couches culottes, ou les cosmétiques, ou… »
Et voilà comment, effectivement, des avis scientifiques parfaitement fondés mais sortis de leur contexte et surtout énoncé dans un total désert pédagogique sont livrés à un public inapte à en comprendre la portée et la signification. Lequel public n’en retiendra ainsi que l’aspect terrifiant, car le cancer fait peur…
TES. Dans cette même veine, la thématique « cancer et nutrition » ne cesse de progresser également dans l’opinion. Le CIRC vient d’aborder la question de Nutriscore, un algorithme qui suscite de nombreux débats chez les experts de nutrition. Un tel indicateur peut-il avoir un effet sur la lutte contre le cancer (7) ?
JPV. : Vous évoquez là une notion qui personnellement me préoccupe beaucoup, qui est celle du mythe qui voudrait qu’on puisse éliminer les cancers en suivant des règles de vie strictes… c’est vrai dans une large mesure (par exemple, on sait parfaitement que le tabac est à éviter, que faire du sport et manger sainement préviennent les cancers), mais aller trop loin conduit à une vision religieuse de l’existence que je trouve un peu triste.
En effet, si des algorithmes doivent me dicter mon quotidien, je pense que ma vie risque de devenir bien fade et dépourvue d’intérêt. Si on s’en tient à l’alimentation, je préfère en restant bien sûr raisonnable, manger de la viande quand j’ai envie, gouter un bon vin et savourer des tapas de temps en temps, sans avoir l’impression que je vais échouer à un examen. C’est très paradoxal, car le rêve inavoué de tout ça, c’est le désir d’immortalité, or précisément, le cancer est lié à la longévité ! On oublie en effet que, sur les milliards de cellules quotidiennement produites par un organisme vivant comme le nôtre, pour le renouvellement des tissus, c’est un miracle permanent que nous fabriquions si peu de cancers.
C’est pourquoi le vieillissement est de loin le premier facteur de risque de cancer… ce qu’on oublie. Et autant un enfant de 13 ans qui meurt d’un sarcome est quelque chose d’insupportable, autant mourir au-delà de 85 ans d’un cancer est quasiment physiologique, et suppose qu’on a échappé aux accidents cardiovasculaires, aux maladies infectieuses, aux maladies neurodégénératives… On repoussera l’âge de survenue des cancers, mais on ne les supprimera probablement pas, car c’est la conséquence de la vie même… à la différence des maladies infectieuses, que l’on peut éradiquer comme cela a été fait avec la variole.
Pour revenir à Nutriscore, pour lequel je n’ai pas la compétence scientifique pour porter un jugement, je dis juste que c’est d’un grand intérêt pour analyser le contenu de nos assiettes, mais qu’il faut éviter d’en déduire des règles de vie culpabilisantes ou contre-productives pour l’industrie alimentaire, tout en donnant aux gens l’impression qu’ils maîtrisent leur destin en se fiant à des étiquettes (8)… Je me reconnais volontiers dans ce qu’a pu en dire le professeur Philipe Legrand (9) qui lui, fait autorité en nutrition.
TES. : Quelles pistes d’améliorations proposez-vous pour la recherche sur le cancer ainsi que pour la sensibilisation de l’opinion publique ?
JPV. : Je crois que la recherche sur le cancer se porte bien, pour ce qui est des chercheurs et de la dynamique scientifique, il y a beaucoup de jeunes chercheurs impressionnants et motivés dans le domaine. Mais bien sûr cela ne signifie pas que tout va bien.
Il faut des moyens, et je trouve que ceux-ci sont trop dépendants des dons, même si ce que font la Ligue contre le cancer, l’ARC et autres associations est louable et utile. Il devrait y avoir plus de financements universitaires et institutionnels, je pense naturellement à l’Inserm qui devrait avoir davantage de moyens.
Mais surtout, il faut laisser plus de liberté aux chercheurs, qui bien souvent sont contraints par des appels d’offre trop dictés par des objectifs utilitaristes, voire politiques… ainsi, je voudrais être sûr qu’on ne privilégie pas les pathologies qui représentent les plus gros marchés de médicaments innovants, ou qu’on ne favorise pas la recherche sur des produits mis en cause pour de mauvaises raisons (pensons à la polémique sur le glyphosate), au détriment de sujets plus intéressants mais non financés car sans enjeu sociétal.
Et pour ce qui est de l’opinion publique, il faudrait envisager des programmes d’éducation à la santé permettant d’expliquer que premièrement les cancers sont des maladies inhérentes à la vie, ensuite que, comme conséquence, on ne se débarrassera jamais DU Cancer présenté comme un fléau de l’humanité, et troisièmement que ce qui importe, c’est de lutter contre les cancers évitables, lorsqu’on a de certitudes scientifiques suffisantes (le tabac et les cancers du poumon, l’hépatite B et le cancer du foie) et de tout faire pour retarder l’âge de survenue. Avec des règles de vie simples et de bons sens, pas des recettes magiques non étayées ou des mises au pilori infondées de telle ou telle substance conduisant soi-disant à une immortalité aussi triste qu’illusoire.
Aujourd’hui apprendre qu’on a un cancer reste une mauvaise nouvelle mais pour autant, ce n’est pas une catastrophe car grâce à la science et au progrès de la médecine, on peut vivre, et bien vivre, très longtemps avec une maladie cancéreuse.
(1) https://octobre-rose.ligue-cancer.net
(2) https://www.washingtonpost.com/business/on-leadership/peter-thiels-life-goal-to-extend-our-time-on-this-earth/2015/04/03/b7a1779c-4814-11e4-891d-713f052086a0_story.html
(3) https://www.nbcnews.com/health/health-news/10-000-more-cancer-deaths-predicted-because-covid-19-pandemic-n1231551
(4) https://presse.inserm.fr/covid-19-les-confinements-ont-eu-un-impact-deletere-sur-la-severite-du-cancer-colorectal-metastatique/43763/
(5) https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7190490/
(6)https://www.lopinion.fr/edition/economie/risques-lies-a-l-irradiation-d-origine-humaine-doivent-ils-faire-227447
(7) https://www.foodnavigator.com/Article/2021/09/08/Nutri-Score-for-cancer-prevention-IARC-backs-EU-wide-roll-out-of-nutrition-labelling-scheme
(8) https://www.europeanscientist.com/fr/opinion/la-mauvaise-science-qui-se-cache-derriere-les-fop/
(9) https://www.europeanscientist.com/fr/redactions-choice-fr/interview-professeur-philippe-legrand-les-experts-francais-ne-sont-pas-tous-daccord-sur-le-nutriscore/
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La question de la liberté des chercheurs est intéressante. Toutefois mettre ce sujet dans la discussion suppose ipso facto que leur responsabilité et leur production de science soit engagée. Et donc poser cette question sans envisager les deux piliers qui font avancer la science, la concurrence et la compétition est à mon avis vain. La concurrence comme la compétition impliquent des efforts, une stratégie pour l’emporter sur les autres. La concurrence étant conçue comme la cause, l’effet sera la compétition : les équipes de recherche venant en concurrence seront en compétition dans un système mondial et avec des conséquences économiques majeures. Car ce n’est pas la liberté de chercher qui représente le principal obstacle en France, en raison des statuts des chercheurs c’est la question des résultats.