Le 18 décembre dernier, l’IRIS publiait un rapport (1) évoquant un « trafic de contrefaçons en plein essor » à l’échelle mondiale. Une problématique qui fait de la traçabilité des biens sensibles une nouvelle priorité pour les gouvernements. Chief Research and Innovation Officer du groupe SICPA, leader mondial de la traçabilité, Nicolas Cudre-Mauroux apporte son expertise à European Scientist.
The European Scientist : Vous êtes l’un des principaux groupes internationaux dédié à la protection de la monnaie papier avec, historiquement, une spécialisation dans les encres de sécurité. Comment l’innovation et, plus précisément, le tournant numérique, peuvent désormais affecter et transformer la protection des billets de banque ?
Nicolas Cudre-Mauroux : SICPA est une des rares compagnies actives dans ce domaine capable de combiner des compétences tant dans le domaine matériel (chimie, physique, science des matériaux) que dans le domaine digital (big data processing, business intelligence, outils d’aide à la décision des autorités publiques basés sur des données de confiance générées par SICPA).
Depuis la quatrième révolution industrielle du XXIe siècle qui a vu les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) prendre une importance croissante, le digital est devenu une opportunité pour renforcer nos solutions actuelles avec des éléments de traçabilité nous permettant de collecter et traiter des données qui ont une valeur supplémentaire pour nos clients, par exemple en développant des moyens d’identification impossible sans une approche digitale.
TES. : Les évolutions technologiques contemporaines peuvent-elles cependant signer la fin des sécurités matérielles classiques ?
NCM. : Il est évident que le niveau d’utilisation de supports matériels comme les billets de banque continuera à varier fortement en fonction des pays, de leur niveau de développement économique et d’aspect culturels. De nombreuses études confirment cependant que leur utilité et leur utilisation devraient se maintenir à des niveaux importants pris à l’échelle globale. D’ailleurs, à en juger par les analyses des banques centrales à travers le monde, l’impression de billets de banque continue à être en forte croissance dans la plupart des pays du monde : des croissances à deux chiffres pour les pays les plus peuplés.
Pour autant il ne faut pas opposer sécurités matérielles et digitales, tant leur utilisation combinée permet de renforcer la robustesse globale dans un monde où les trafics pullulent. En ce qui concerne les solutions de traçabilité sécurisée, pour protéger les revenus fiscaux des États, les dispositifs de sécurité matérielle combinés aux technologies de suivi et traçabilité permettent de façonner les « timbres fiscaux augmentés » que l’Organisation Mondiale de la Santé loue dans ses rapports comme outils de sécurisation des politiques de santé publique et de lutte contre les trafics. D’autres institutions internationales promeuvent aussi les bénéfices de telles solutions, des institutions très écoutées aujourd’hui en ces temps de fort endettement public : le Fonds Monétaire International cite régulièrement les systèmes de SICPA comme meilleures pratiques d’optimisation des recettes publiques.
TES. : La traçabilité de nombreux produits est particulièrement défaillante, notamment dans les pays en développement. Comment l’innovation dans les méthodes classiques de traçabilité peut concourir à faire progresser dans ce domaine qui fait perdre des moyens financiers considérables aux États concernés ?
NCM. : Les cas que vous décrivez constituent autant d’opportunités pour SICPA. Nous sommes capables de mettre en place des solutions permettant d’authentifier et/ou tracer des matières ou de produits de consommation courante en combinant des éléments physiques tels que des étiquettes infalsifiables ou des traceurs avec des moyens de détection spécifiques ainsi que des applications de traitement de données. Ces solutions sont disponibles et nous collaborons avec des États qui veulent protéger leurs citoyens ; des organismes de certification qui souhaitent optimiser leurs capacités de contrôle ; et des sociétés privées qui souhaitent protéger les produits et leurs marques contre la contrefaçon. Bien entendu, rester à la pointe de l’innovation s’avère absolument essentiel. Qu’il s’agisse des dispositifs d’authentification basés sur des sécurités matérielles — soit en modernisant nos encres de haute sécurité, soit en diversifiant les moyens pour les authentifier et en confiant des capacités d’authentification à un maximum d’acteurs, consommateurs compris —. Ou qu’il s’agisse des dispositifs d’identification unitaire et de traçabilité, basés sur des moyens digitaux et collectant des données relatives aux produits, à leur circulation dans la chaîne de distribution et aux contrôles effectués sur ces produits.
Enfin, selon le niveau de risques de fraude, des solutions technologiques plus ou moins robustes peuvent être nécessaires : mais il est certain que pour des produits fortement taxés, dont le taux de trafic est très haut, des systèmes uniquement digitaux ont montré leurs défaillances — c’est pourquoi les combiner avec des preuves matérielles permet de renforcer les outils de lutte, et de donner aux tribunaux suffisamment d’atouts pour faire condamner les trafiquants — sur la base de preuves forensiques.
TES. : Quels sont, dans les années à venir, les principaux enjeux dans le domaine de la traçabilité et comment les experts du secteur peuvent-ils s’y conformer ?
NCM. : La fiabilité et la crédibilité sont absolument critiques pour générer la confiance nécessaire afin que toute solution de traçabilité délivre la valeur attendue. Outre l’indépendance des fournisseurs de solution, c’est-à-dire leur capacité à fournir leurs solutions au service de leur client — en l’occurrence les États ; et leur capacité à se consacrer pleinement à la maximisation de la protection de leur client, cette fiabilité et cette crédibilité peuvent être développées par des combinaisons de technologies multiples mises en place et opérées par des fournisseurs capables de réaliser les synergies entre ces différentes technologies, et d’en façonner l’ergonomie d’utilisation pour les différentes parties prenantes mettant en œuvre ces solutions. Les marchés et les risques évoluant très rapidement, la capacité à exécuter ces développements de manière agile sera également critique.
TES. : Vous avez ouvert un campus dédié à l’innovation en Suisse, nommé Unlimitrust, pour fédérer les acteurs innovants de l’économie de la confiance, à la croisée du monde académique et entrepreneurial. Quel peut être l’apport des jeunes pousses et de la recherche universitaire pour le secteur de la traçabilité ?
NCM. : Le monde académique ainsi que les startups qu’il génère sont des compléments fondamentaux à nos activités en Recherche & Développement. Le monde académique dispose de ressources et opère dans un environnement lui permettant de repousser les limites de la science. Il contribue ainsi à augmenter notre potentiel d’innovation en renforçant les outils dont nous disposons. Un exemple clair est celui des moyens de détections et d’analyse toujours plus précis et fiable que nous développons sur la base des progrès faits dans le domaine de la physique et de la chimie analytique.
Les startups bénéficient quant à elles d’une agilité et d’un appétit du risque qui rendent possible un passage accéléré de la science fondamentale aux applications pratiques. Le campus Unlimitrust et sa proximité avec l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne sont l’écosystème parfait pour matérialiser les synergies entre une compagnie comme SICPA, le monde universitaire, les startups ainsi que ses partenaires et clients.
(1) https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2024/12/ObsCi_2024_12_Contrefa%25C3%25A7on_Note.pdf
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