
Écologue émérite, auteur de nombreuses contributions dans nos colonnes, Christian Lévêque nous livre ses réflexions en amont d’un nouvel ouvrage à paraître prochainement. Un opus qui s’ajoutera à une liste impressionnante de titres tels que Le double visage de la biodiversité, Quelles rivières pour demain, La biodiversité avec ou sans l’homme, ou encore Agir avec la nature au 19ème siècle, pour ne citer que les plus récents…A noter que Christian Lévêque est également l’auteur d’un Que sais-je sur la biodiversité. Il poursuit ici ses analyses d’une thématique qui a déjà fait couler beaucoup d’encre en explorant l’histoire des idées et ses principaux concepts : notion d’équilibre, dualité nature/culture, vision mystique… il croise ses compétences et ses connaissances. Une interview qui donne d’autant plus envie de lire cet ouvrage à venir. En attendant on pourra toujours patienter avec les travaux précédents.
The European Scientist : Selon vous, la notion d’équilibre de la nature imprègne nos représentations de la nature depuis l’Antiquité. Pouvez-vous développer ?
Christian Lévêque : Tout d’abord l’écologie est une représentation de la nature, parmi d’autres, héritée de la théologie et de la philosophie naturelle. On peut même dire qu’elle est fille de la théologie dont elle a repris les principaux concepts de nature ordonnée, harmonieuse, en équilibre qui, depuis l’Antiquité, ont profondément marqué nos représentations de la nature. Cette conception prend racine dans les spéculations des philosophes grecs, tel Aristote, qui décrivaient déjà la nature comme un système ordonné, capable de revenir à un état d’équilibre lorsqu’’il est perturbé, à l’image d’un culbuto.
Dans la tradition chrétienne, par la suite, la nature sera perçue comme une création ex nihilo, par un Dieu nécessairement bon, qui ne pouvait produire un monde imparfait. Le mal n’existe pas dans la nature créée par Dieu. Les plaies d’Egypte c’est la punition que Dieu inflige aux humains qui ont péché. Dans cette nature, pensée comme immuable et harmonieuse, on postule qu’il existe un ordre immanent, où chaque élément a sa place. La philosophie naturelle n’aura de cesse de chercher à identifier les lois naturelles universelles, inhérentes à cet ordre immanent. Elle s’appuie sur une démarche inductive : les humains observent des régularités dans la nature – cycles des saisons, mouvements des astres – et projettent sur elle des modèles explicatifs pour donner un sens à ces observations. Ainsi, la nature est souvent perçue comme une entité stable, maintenue en équilibre par des processus de régulation intrinsèques à la nature. Cette idée d’équilibre de la nature, qui a régné sur la pensée occidentale, est un concept fondateur de l’écologie scientifique au début du XXe siècle, fortement imprégnée de métaphysique..
On sait maintenant qu’il n’existe pas de lois universelles en écologie : chaque écosystème a sa propre histoire, façonnée par le climat et les activités humaines. C’est ce que l’on appelle la contingence, qui signifie que ce qui est vrai ici, ne l’est pas nécessairement ailleurs. C’est une des composantes de la complexité.
TES : Vous affirmez que la science s’est construite autour de mythes, comme celui d’une nature universelle et immuable, ou encore la dualité nature/culture, où l’homme est un perturbateur extérieur. Dans ce contexte, l’écologie serait devenue une science accusant l’humain. Pouvez-vous préciser ?
CL : À partir de la Renaissance, la vision mécaniste de la nature s’est imposée. Les astronomes des XVe et XVIe siècles, observant des régularités dans les mouvements célestes, ont comparé la nature à une horloge, une machine créée par un Dieu artisan. L’horloge astronomique de Strasbourg, par exemple, est devenue une métaphore puissante : la nature y est vue comme une mécanique complexe, régie par des lois déterministes dans une logique de cause à effet. Descartes a poussé cette idée plus loin en décrivant les êtres vivants comme des automates, dépourvus de libre arbitre, entièrement déterminés par leur structure. Cette vision mécaniste, où tout est prévisible et stable, a façonné une écologie fixiste, qui s’écrit en langage mathématique. De là vient un leitmotiv des mouvements conservationnistes selon lequel il faut protéger la nature dans son intégralité car si une pièce vient à manquer, la nature “dysfonctionne”.
Cette conception fixiste a été remise en question dès le XVIIIe siècle par les découvertes paléontologiques. Les fossiles ont en effet révélé une nature en perpétuelle évolution. Les premières théories transformistes, puis les travaux de Darwin sur la « lutte pour l’existence », ont introduit l’idée d’une nature dynamique, dans laquelle les espèces comme les systèmes écologiques, s’adaptent à des environnements changeants. Mais ce qui complique les choses par rapport à la vision mécanique de la nature, c’est que l’histoire de l’évolution a aussi montré que des événements aléatoires (le hasard) a joué un rôle majeur. Nous ne sommes plus dans une belle mécanique déterministe mais dans un mélange de processus déterministes et stochastiques, ou de chaos déterministe au sens de Poincaré. Ce qui limite fortement nos capacités de prédictions… et donc l’ambition des modélisateurs qui prétendent nous dire ce qui va advenir. Généralement d’ailleurs selon le scénario catastrophiste !
L’écologie contemporaine reste influencée par l’idée d’une nature stable, dont le type idéal est la nature vierge d’intervention humaine. Selon cette vision, à l’image du concept de « wilderness » américain, l’homme est un intrus perturbant les équilibres naturels. Ainsi, l’écologie scientifique est devenue la science qui fait le procès de l’espèce humaine, accusée de rompre les (fictifs) équilibres naturels. Une telle attitude ferme évidemment la porte à la recherche de compromis.
TES : Vous critiquez l’idée d’une nature idéalisée, symbolisée par la figure de Gaia, au service d’idéologies mystiques. Qu’entendez-vous par là ?
CL : L’image d’une « mère nature » bienveillante, incarnée par la figure de Gaia, est une construction culturelle en décalage avec la réalité biologique. Cette vision romantique postule une nature idyllique, où tout le mal viendrait de l’homme. Elle s’inscrit dans une longue tradition, où la nature est perçue comme un jardin d’Éden que nous avons perdu en raison du péché d’Adam. Cette vision bucolique de la nature est de la pure fiction. L’histoire humaine est celle d’une lutte constante pour survivre face à une nature souvent hostile : poisons végétaux, prédateurs, maladies, intempéries, etc… L’homme a dû apprendre à identifier les dangers, se protéger des éléments, domestiquer son environnement pour assurer sa sécurité alimentaire et physique.
Les épidémiologistes savent bien que la nature est une source de dangers – virus, parasites, catastrophes naturelles. L’idée d’une nature généreuse et accueillante mise en danger par les humains est donc une instrumentalisation de la nature par des mouvements écologistes toujours imprégnés du mythe de la Création. Ainsi le slogan « protéger la nature c’est protéger notre santé » est de la pure idéologie. Laissez faire la nature c’est se mettre à sa merci. On a oublié que Gaia est aussi la mère de Chronos, celui qui dévore ses enfants..
TES : Comment sortir de ces débats et repenser notre rapport à la nature ?
CL : La science écologique actuelle repose trop souvent sur des concepts dépassés, comme l’idée d’un équilibre naturel à restaurer. Pour avancer, il faut reconnaître que la nature est une co-construction entre processus spontanés et interventions humaines, qui évolue en permanence sous la contrainte du climat, l’autre grand acteur de la nature. L’homme ne se limite pas à détruire : il aménage, domestique, crée des paysages qui, à l’instar de nos bocages ou de la Camargue, sont à la fois fonctionnels et esthétiques. Plutôt que d’opposer nature et culture, il est crucial d’adopter une vision adaptative, où la nature est vue comme un système dynamique, capable de s’ajuster aux changements.
Un obstacle majeur est la diffusion de discours médiatiques simplistes, souvent influencés par une vision romantique ou militante de la nature. Ces récits occultent les réalités du terrain, où la nature est perçue comme un défi quotidien, loin des idéalisations philosophiques et urbaines. Donner la parole à des acteurs comme les agriculteurs, les épidémiologistes ou les géographes permettrait de nuancer ces représentations. Par exemple, l’écologie humaine, telle que développée par des géographes, insiste sur une relation réciproque : « la nature propose, l’homme dispose ». Cette approche reconnaît que chaque société aménage son environnement en fonction de ses besoins, de ses contraintes locales, et de sa culture. En bref, sapiens construit sa niche…
Il faut se méfier des métaphores, comme celle de la « santé des écosystèmes », qui assimile la nature à un organisme … qui finit quand même par mourir. La nature n’a pas pour objectif de « rester en vie » un certain laps de temps. Ce qui la caractérise c’est l’adaptation aux changements de l’environnement, et c’est ainsi qu’elle assure sa pérennité. Parler de « pathologie » des écosystèmes est une analogie abusive qui repose implicitement sur l’idée (fausse) d’équilibre de la nature. La science doit s’affranchir de ces analogies pour adopter une approche plus rationnelle, centrée sur les processus physiologiques d’adaptation, ce qui était d’ailleurs l’objectif fixé par Haeckel quand il a proposé le terme écologie.
Repenser notre rapport à la nature implique de dépasser les visions fixistes et héritées de la théologie pour se recentrer sur une approche dynamique et adaptative, comme nous l’ont enseigné les sciences de l’évolution. Une forme de révolution au sens de Kuhn. Manifestement les vases communicants ont mal fonctionné entre une écologie déterministe et fixiste et la vision dynamique de l’évolution. Probablement parce qu’en abandonnant la vision mécaniste on doit remettre en cause bien des concepts basés sur une fiction qui nous laisse croire que nous pourrions maitriser la nature en connaissant ses lois.
L’écologie doit aussi abandonner le dogme du grand partage nature/culture et reconnaitre que l’homme est un acteur à part entière de son environnement qu’il aménage pour assurer sa sécurité alimentaire et sa survie. Pourquoi une nature aménagée aurait-elle moins de valeur qu’une nature « sauvage » disait Blandin ? Le bocage n’est-il pas apprécié par tous ? J’aime beaucoup cette phrase de Sylvie Brunel « C’est la façon dont l’homme habite la terre qui l’a rendue agréable à vivre ».
Je sais parfaitement que tout n’est pas simple dans nos rapports à la nature et qu’il y a eu des excès. Mais la nature a deux visages, amical et hostile, comme je l’ai souvent dit. Il faut assumer les deux pour que notre espèce continue à exister. L’harmonie de la nature n’existe que dans les contes de fées ! Je suis fatigué de cette écologie qui n’a de cesse de faire le procès de l’espèce humaine en mythifiant une nature qualifiée de vierge, mais n’a rien d’autre à proposer que de se soumettre aux lois de la nature. Protéger la nature en occultant sciemment qu’elle est aussi une menace, comme le font les ONG, et certains scientifiques, choque profondément l’écologue que je suis qui a participé à des programmes de lutte contre les endémies et qui a appris de son enfance en milieu rural que, bien entendu la nature est une source de plaisir, mais qu’il y avait aussi des espèces nuisibles aux hommes et aux activités agricoles.
Iconographie: Anselm Feuerbach: Gaea (1875). Peinture au plafond, Académie des arts fins Vienne
Par Anselm Feuerbach — http://www.bildindex.de/obj19070503.html, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=9022191
Une réflexion nécessaire à propos d’une science, l’écologie elle-même un amalgame de connaissances dans des domaines divers, et l’usage qu’il en est fait pour la vie humaine dans la nature, l’ingénierie fondée sur cette science et d’autres aussi, ainsi que les principes et règles que l’on se donne à ce sujet, les politiques environnementales et de santé publique.
La mauvaise habitude en France est d’utiliser le même mot pour science et pour politique, ce qui entraîne des confusions inutiles voire malignes et délibérées.