L’autorité européenne de sécurité des aliments (European Food Safety Authority, EFSA) est une agence financée par l’Union européenne qui opère indépendamment des institutions législatives et exécutives européennes (c’est-à-dire la Commission, le Conseil et le Parlement européen) ainsi que des États membres. Elle s’occupe des évaluations des risques qui constituent la base des conseils scientifiques et des communications sur les risques associés à la chaîne alimentaire.
Malgré la solidité de sa réputation au fil des années, les derniers développements sont pour nous source d’inquiétude. La Conférence EFSA 2018, qui se déroulera en septembre, est intitulée « Science, Food, Society » et le thème principal du premier jour nous semble bizarre, même inquiétant : « Interaction entre science et société : contextualisation de l’évaluation des risques[1] », qui serait nécessaire parce que « les valeurs ont de plus en plus d’influence par rapport aux faits dans la formation de l’opinion publique » et « les gestionnaires des risques doivent équilibrer efficacement les faits et les valeurs ». La description continue dans cette direction, en suggérant qu’il faut « restaurer la crédibilité de l’évaluation des risques et la confiance dans ce processus, en reconnaissant le contexte social dans lequel il évolue ».
Même si ce langage est politiquement correct, ces considérations soulèvent des doutes scientifiques et logiques, parce qu’elles engendrent une confusion, voire un conflit, entre « faits » et « valeurs ». De plus, on ne restaure pas la crédibilité de l’évaluation des risques et la confiance dans ce processus en reconnaissant le « contexte social » dans lequel il évolue. Cela produit exactement l’effet contraire.
Malgré les convictions contraires des déconstructionnistes, nous sommes convaincus que les preuves, basées sur les données et sur les analyses scientifiquement fondées (l’évaluation des risques), devraient orienter les décisions en matière de politiques visant à empêcher ou minimiser les résultats indésirables (la gestion des risques). En d’autres termes, la recherche de la vérité objective reste la condition nécessaire sur laquelle baser de bonnes décisions politiques portant sur des sujets variés, allant des sites des centrales nucléaires à la supervision des nouvelles variétés de plantes ou microorganismes.
La conviction de certain spécialistes (la plupart sociologues) que les résultats scientifiques (notamment en matière d’évaluation des risques) sont toujours provisoires, chargés de valeurs, voire biaisés, peut nous faire glisser de plus en plus vers le relativisme total. (Si cela vous semble une contradiction dans les termes, nous sommes d’accord avec vous !) Au fond de cet abîme se trouve le genre de déconstruction scientifique soutenu par Ellen Haas, sous-secrétaire à l’agriculture pendant l’administration Clinton aux Etats Unis. Avant sa nomination, elle guidait un groupe anti-technologie : « Vous pouvez avoir “votre” science ou “ma” science, ou la science de “quelqu’un d’autre”. Par nature, il y aura une différence » ; c’est-à-dire « les données ou le consensus de la communauté scientifique ne m’intéressent pas. Mes opinions sont également valables et je me sens libre de plier les preuves à mon agenda politique ». Ces idées sont l’emblème de l’« ère de la post-vérité ».
Une phrase célèbre de Daniel Patrick Moynihan dit que tout le monde a le droit d’avoir sa propre opinion, mais pas ses propres faits. Dans ce sens, nous accueillons favorablement le développement en cours dans le domaine des STS (Science and Technology Studies) qui voit les spécialistes Harry Collins et Robert Evans de l’Université de Cardiff engagés dans l’effort de restaurer des limites rationnelles et une répartition raisonnable des tâches entre compétence et grand publique pour ce qui concerne les décisions démocratiques, équilibrées et scientifiquement fondées en matière d’élaboration des politiques, y compris, notamment, la gestion des risques. Collins et Evans théorisent une Troisième vague de STS, visant, pour le dire franchement, à aider les spécialistes des STS à se remettre des excès de la Deuxième vague, c’est-à-dire le démocratisme confus, la conviction d’impliquer des non-experts dans la gestion des risques, voire dans l’évaluation des risques, un processus dangereux qui a été utilisé depuis trop longtemps désormais.
Pour ce qui concerne le monde de l’alimentation, nous devrions rester fidèles aux principes du Manuel de Procédure de la Commission du Codex Alimentarius, l’organisme international créé par la FAO et l’OMS qui élabore les normes en matière de sécurité alimentaire : « Il doit exister une séparation fonctionnelle entre l’évaluation des risques et la gestion des risques, afin de garantir l’intégrité scientifique de l’évaluation des risques, d’éviter la confusion concernant les fonctions que doivent remplir les responsables de l’évaluation des risques et de la gestion des risques et d’atténuer tout conflit d’intérêts ». « La politique d’évaluation des risques doit être déterminée par les responsables de la gestion des risques préalablement à l’évaluation des risques, en consultation avec les évaluateurs des risques et toutes les autres parties intéressées. Cette procédure vise à garantir que le processus d’évaluation des risques soit systématique, complet, impartial et transparent. »
Les même principes sont fortement réaffirmés par le mécanisme européen de conseil scientifique (Scientific Advice Mechanism) : « Il doit exister une séparation fonctionnelle entre l’évaluation des risques et la gestion des risques, ce qui est largement le cas dans l’UE, mais son application devrait être plus rigoureuse, aussi bien au niveau de l’Union que des États membres ». (Page 8[2]) « La séparation nette entre l’évaluation des risques et la gestion des risques est reconnue comme meilleure pratique au niveau international… Cette séparation est importante pour éviter l’influence politique réelle ou perçue dans les processus scientifiques, afin d’obtenir indépendance et objectivité et assurer la transparence en matière de responsabilité décisionnelle. » (Page 28)
Par conséquent, la recherche des preuves doit suivre des procédures et des protocoles scientifiques reconnus et rigoureux, et l’évaluation des risques ne devrait pas être influencée par les fluctuations de l’opinion publique. Bernhard Url, le directeur de l’EFSA, a mis en garde contre la « Fakebook Science », c’est-à-dire les évaluations fournies aux décideurs politiques en fonction des sondages, des référendums ou même des pétitions en ligne. Ces éléments peuvent donner des résultats irréguliers, dans la mesure où ils reposent souvent sur des fakes news et des « faits alternatifs » suggérés par ceux qui ont des intérêts ou par des non-experts qui se laissent emporter par les émotions. Etant donné que les sites Internet et les réseaux sociaux sont trop souvent des sources, voire des caisses de résonance, de fausses informations, nous appelons ce phénomène « Fakebook Science ».
En effet, les politiciens à la recherche d’un consensus facile peuvent choisir de rejeter les preuves scientifiques et céder aux flatteries des groupes de pression influents. En d’autres termes, les gestionnaires des risques pourraient refuser les conseils scientifiquement fondés des évaluateurs des risques. Voici trois cas exemplaires : (1) la réglementation non scientifiquement fondée des “organismes génétiquement modifiés” ou “OGM” présente pratiquement partout ; (2) le récent débat sur le renouvellement de l’autorisation du glyphosate dans l’Union européenne ; et (3) l’interdiction des pesticides à base de néonicotinoïdes décidée par l’UE pour des raisons politiques. Dans tous ces cas, les politiciens ont décidé de nier ou d’ignorer le large consensus scientifique, en préférant opter pour une surrèglementation ou une interdiction au détriment des agriculteurs et des consommateurs.
Ces trois exemples de duplicité et d’actions douteuses seraient basés sur un pilier de notre démocratie : lorsqu’un grand nombre de personnes exprime une préférence pour certaines options, leur volonté doit prévaloir. Mais cette conviction révèle une ignorance de l’essence de la démocratie : la règle de la majorité est une condition nécessaire mais non suffisante pour les décisions collectives démocratiques. Sinon, on risque une tyrannie de la majorité.
Plus précisément, la science n’est pas démocratique : le grand public n’est pas appelé à voter pour décider si une baleine est un poisson ou un mammifère, la température à laquelle l’eau entre en ébullition ou la valeur de pi. L’épistémologue Paul Feyerabend a écrit sur la dernière page de son livre «Contre la Méthode» une formidable boutade, devenue célèbre, qui devrait donner des sueurs froides à tout scientifique : «C’est le vote de toutes les personnes concernées qui décide les questions fondamentales telles que […] la vérité des croyances de base comme la théorie de l’évolution ou la théorie quantique[3] » (en italique dans l’original).
Dans ce sens, les « valeurs » ne sont pas tous les mêmes. Les politiciens et les décideurs devraient se conformer aux principes constitutionnels et scientifiques. Les trois exemples cités plus haut suggèrent des principes corollaires en termes de règlementation : les produits similaires – issus de techniques de modification génétique nouvelles ou anciennes – devraient être réglementés de la même manière ; le niveau d’intrusion politique (c’est-à-dire la réglementation) devrait être proportionnel au risque réel ; les gouvernements devraient essayer de protéger contre les risques déraisonnables et non pas contre tous les risques concevables ou théoriques ; et après des évaluations des risques scientifiquement fondées, les gestionnaires des risques devraient délivrer des autorisations ou approbations légitimes et appropriées.
Enfin, le principe qui doit être préservé – et l’objectif ultime de la politique – est la liberté économique d’un marché réglementé de manière équitable. C’est une valeur chère aux démocraties. Par contre, dans les trois cas expliqués ci-dessus, les considérations politiques et idéologiques ont nié à la fois la science et la liberté économique.
Giovanni Tagliabue est un chercheur indépendant basé à Carugo (Côme), Italie, qui étudie la philosophie des sciences de la vie et de la science politique. Il est le lauréat du Innoplanta Science Prize en 2017 et interviendra sur le sujet de cet article lors de la prochaine Conférence EFSA qui se déroulera à Parme, en Italie, du 18 au 21 septembre 2018. Henry I. Miller, médecin et biologiste moléculaire, est Senior Fellow au Pacific Research Institute à San Francisco (Californie), États-Unis. Il a été le directeur-fondateur du Bureau de biotechnologie de la Food and Drug Administration américaine.
[1] NdT : le titre du thème et les citations qui suivent sont tirés de la description officielle en anglais. La traduction en français n’est préparée que pour la commodité du lecteur.
[2] NdT : Ce numéro de page et celui qui suit se réfèrent à la version originelle en anglais. La traduction en français n’est préparée que pour la commodité du lecteur.
[3] NdT : Cette traduction en français n’est pas la traduction officielle publiée ; elle n’est préparée que pour la commodité du lecteur.
This post is also available in: EN (EN)DE (DE)