
Le saviez-vous ? Le chiffre de 40 000 morts évitables par an, causées par la pollution de l’air en France, repose sur un modèle théorique, dont les paramètres diffèrent des données internationales (avec un risque relatif qui est le double des recommandations de l’OMS), et sont justifiés essentiellement par les résultats intermédiaires d’une étude épidémiologique française…qui ont été contredits par la suite.
Le 29 avril 2025, l’annonce de la suppression des ZFE (Zones à Faibles Emissions) a relancé les polémiques récurrentes sur le coût économique, social et sanitaire de la pollution due aux particules fines, et des mesures nécessaires pour l’éviter. Dans sa version médiatique et politique, ce sujet est une variante de l’opposition classique « fin de mois contre fin du monde », utilisée comme grille de lecture aussi bien par les courants écologistes que populistes : le coût social de cette mesure (qui oblige les propriétaires de voitures anciennes, appartenant souvent aux classes les plus défavorisées, à changer de véhicule), est-il justifié par son impact sanitaire attendu (la réduction de la mortalité due aux particules fines, chiffrée à 40 000 morts chaque année par un rapport de Santé Publique France) ?
Sur ce sujet, on ne peut pas parler de polémique scientifique : même les opposants les plus farouches aux ZFE ne contestent pas ces chiffres de mortalité. Interviewé par BFM Tv, le délégué général de l’association « 40 millions d’automobilistes » préférait les détourner avec un argument pour le moins inattendu : les voitures électriques, plus lourdes que les thermiques, émettraient plus de particules fines au freinage… Comme il ne citait aucun chiffre comparant les émissions dues au freinage (1) à celles émises par les moteurs thermiques, nous lui laisserons la responsabilité de cet étrange argument. Nous retiendrons seulement que le chiffre de 40 000 morts fait l’objet d’un très large consensus politique, même au dehors des cercles écologistes. Il mérite pourtant un sérieux examen sur le plan scientifique, comme nous allons le voir.
Pour essayer de couper court aux cris d’orfraie qui surgissent, sitôt que l’on conteste des chiffres sur la santé publique, rappelons qu’il y a un lien solidement établi entre l’exposition chronique aux particules fines et de nombreux troubles respiratoires (toux, bronchite, asthme,…), pouvant aggraver des pathologies cardiovasculaires déjà existantes. Il est également logique de penser qu’elles pourraient provoquer des cancers pulmonaires, au même titre que le tabac, puisque les particules les plus fines (les fameuses PM2.5) peuvent pénétrer très loin dans notre appareil respiratoire. Il est donc tout-à-fait légitime de chercher si l’on observe un lien entre cette exposition chronique et la mortalité. Toute la question est de savoir si les études existantes, et en particulier celles de Santé Publique France, permettent réellement de démontrer ce lien et surtout de le quantifier.
40 000 morts par an : le résultat d’un modèle non validé
Ce chiffre de 40 000 morts par an dues à la pollution de l’air en France est issu de plusieurs publications successives de Santé Publique France (SPF). Ces études portaient sur les 3 types de polluants les plus nocifs, les particules fines dites PM2.5, c’est-à-dire d’une taille inférieure à 2.5 microns, les particules PM 10 (taille inférieure à 10 microns, et le NO2, sachant que les PM2.5 sont considérées comme ayant le plus d’impact sur la mortalité. Le premier rapport qui a porté cet ordre de grandeur dans le débat public est paru en 2016 (2). A l’époque, SPF parlait même de 48 000 décès prématurés par an dus à ces particules. Dans un article précédent, nous avions soulevé les nombreuses questions scientifiques que ce rapport de 2016 laissait en suspens (3) :
- Ce chiffre ne résultait pas d’une étude statistique, où les auteurs auraient croisé la carte des concentrations de PM2.5 dans l’air avec la carte de la mortalité en France. Ils ont simplement établi une modélisation exhaustive de la concentration de PM2.5 en France, en appliquant un algorithme d’interpolation des données fournies par les capteurs de mesure de la qualité de l’air. Ils ont ensuite appliqué un calcul de surmortalité très simple, en faisant l’hypothèse que la mortalité augmente de 15% quand la concentration de PM2.5 dans l’air augmente de 10 microgrammes/m3, ce qu’ils appellent un Risque Relatif (RR) de 1,15. Bien entendu, cette valeur ne sortait pas d’un chapeau : les auteurs la justifiaient par une revue bibliographique mondiale (en réalité européenne et nord-américaine) des études sur le lien entre PM2.5 et mortalité. En fait, la méta-analyse globale la plus récente trouvait plutôt un RR de 7%. Mais les auteurs ont préféré retenir le chiffre de 15%, obtenu dans une publication antérieure de SPF (sur la cohorte Gazel, Bentayeb et al, 2015) (4), et conforté par la métanalyse européenne Escape, qui avait trouvé un RR de 14% (bien qu’une étude italienne et une étude néerlandaise, citées dans la bibliographie, n’aient observé des RR que de 4 et 6% respectivement) (5). On peut comprendre que SPF ait préféré retenir les RR les plus fréquemment observés en Europe, et en France, mais la divergence entre les résultats états-uniens et européens montre que la question du RR lié au PM2.5 est loin d’être tranchée scientifiquement, sauf si on démontre que les PM2.5 européennes sont plus nocives que les américaines, ou que les Européens sont plus fragiles que les Américains.
- Le chiffre de 48 000 surmortalités est calculé en prenant comme référence la mortalité des régions où la concentration de particules fines est la plus faible (soit en moyenne 5 μg/m3 de PM2.5). En pratique ce sont toutes des régions de montagne (secteur les plus élevés des Pyrénées, du Massif Central et des Alpes). Le modèle utilisé par SPF (conformément aux recommandations de l’OMS) est un modèle log-linéaire très simple. Avec cette hypothèse, la surmortalité due aux particules fines serait donc très largement répandue sur la majeure partie du territoire, y compris dans des régions où on ne l’attendrait guère. Elle serait par exemple significative dans les régions du Parc National de Forêts, aux confins du Nord de la Bourgogne et du Sud de la Champagne, un secteur essentiellement forestier, très peu peuplé et encore moins industrialisé. Cela soulève une question méthodologique : est-il réaliste d’appliquer un RR identique sur toute la gamme de variation des concentrations de PM2.5 (c’est-à-dire entre 5 et 25 10 μg/m3) ? Cette question est abordée par les auteurs dans la présentation de leur méthode (6). Ils reconnaissent que la plupart des références sur lesquelles ils se sont appuyés pour choisir leur RR portaient sur des secteurs essentiellement urbains, où les zones rurales étaient peu représentées. Mais ils rappellent aussi que leur cohorte Gazel, en plus d’être française, avait l’avantage de comprendre près de 20% de participants en zone rurale. C’était donc d’après eux une raison supplémentaire pour retenir le RR de 15%, sans seuil de nocivité, qu’ils avaient obtenu dans cette étude.
Par la suite, le chiffrage du nombre de décès prématurés dû aux particules fines a été revu à la baisse par SPF. Dans un nouveau rapport de 2021, il était ramené à 40 000 morts/an. Toutefois, ce chiffre n’était pas dû à un changement de mode de calcul, mais simplement au fait que, depuis le rapport de 2016, la concentration moyenne de l’air en particules fines a baissé. Le RR du rapport de 2016 a bien été conservé, ainsi que le niveau de base pris comme référence(7).
Que l’on parle de 48 000 ou de 40 000 décès prématuré, il s’agit donc bien dans les deux cas du résultat d’un même modèle théorique, et non d’une étude géostatistique basée sur une corrélation entre la carte des émissions de PM2.5 et de la mortalité. A aucun moment dans ses rapports, SPF ne compare les résultats de son modèle avec les chiffres réels de la mortalité. Or c’est bien cette comparaison entre données modélisées et données observées que l’on appelle la validation d’un modèle. En clair, le modèle de SPF n’est donc pas validé (ou, s’il l’a été, sa validation n’a pas été publiée) !
« Tous les modèles sont faux, certains sont utiles »
C’est au statisticien George Box que l’on doit cette maxime qu’aucun modélisateur ne devrait jamais oublier. Elle signifie tout simplement qu’un modèle, étant une simplification de la réalité, ne lui est jamais identique. Il est donc normal que ses résultats diffèrent des données réelles, mais il peut néanmoins être utile si ces écarts ne sont pas trop importants, et si le modèle représente bien l’effet des principaux facteurs qui influent sur le phénomène étudié : vérifier que le modèle est « utile » (ou en tout cas, juste), c’est précisément le but de la validation.
Comment SPF a-t-il pu se dispenser de cette formalité, normalement indispensable dans une publication scientifique ? Tout simplement parce qu’il a suivi les recommandations de l’OMS, qui n’exige pas formellement cette vérification. SPF s’en explique à plusieurs reprises dans ses rapports et sur son site web… mais en faisant une interprétation très large de ces recommandations ! Dans son communiqué de presse de 2016, l’agence rappelait par exemple que « …l’OMS recommande de s’appuyer sur un couple polluant-effet sanitaire pour lequel les connaissances scientifiques sont suffisantes non seulement pour permettre une quantification de l’impact sanitaire mais aussi pour en assoir la validité. Le couple » pollution aux particules fines PM2.5 – mortalité » répond à cette condition. Les résultats d’EQIS de la pollution atmosphérique se fondent en effet sur une relation PM2.5 – mortalité issue des études épidémiologiques françaises et européennes, jugée de nature causale par l’ensemble des épidémiologistes ». Tout cela est vrai, mais nous avons vu que le modèle avait nécessité des choix des auteurs sur le montant du RR retenu, sur le fait qu’il soit constant sur toute la gamme de concentration de PM2.5, et sur le seuil de 5 μg/m3 à partir duquel elles commencent à avoir un impact sur la mortalité. Tous ces choix ont certes été expliqués de façon claire dans le rapport, mais le simple fait que ces explications aient été nécessaires montre qu’il n’y avait pas de consensus scientifique sur ces paramètres, qui ont un impact majeur sur les résultats obtenus : SPF notait dans son rapport (Page 26), que si on se contentait de respecter la valeur-cible de 20 μg/m3 de PM2.5 visée par l’Union Européenne en 2020, le nombre de décès évités ne serait que de 11 par an, au lieu de 40 000 ! Ce qui revient à dire que s’il s’avérait que les particules fines ne sont nocives qu’à partir de cette concentration, elles ne causeraient que 11 morts par an. Une validation de ces hypothèses, sur la pente de la relation log-linéaire, et surtout sur l’absence de seuil, ne serait donc pas du luxe.
Puisque SPF n’a pas publié cette validation, nous en sommes réduits à comparer leurs résultats aux cartes de mortalité disponibles… et le moins que l’on puisse dire est que les similitudes ne sautent pas aux yeux :

Vu de très loin, on retrouve bien dans les deux cartes le gradient de mortalité nord-sud connu depuis longtemps en France (mais habituellement expliqué plutôt par le régime alimentaire). Par contre on ne voit aucune trace des motifs caractéristiques de la carte de SPF, comme le « couloir de la mort » qui serait causé par les particules fines dans la vallée du Rhône, par rapport aux régions de montagne qui l’encadrent. Dans la réalité, c’est plutôt le contraire que l’on observe :

Bien entendu, ces cartes ne sont pas directement comparables : si les particules fines n’avaient qu’un effet mineur sur la santé, il serait normal que leur effet n’apparaisse pas sur les cartes de mortalité générale, étant masqué dans celui d’autres facteurs plus importants. Mais c’est plus surprenant si elles causent 40 000 morts par an, soit près de 10% de la mortalité totale, ce qui est loin d’être négligeable par rapport aux écarts de mortalité entre régions, qui sont de l’ordre de + ou – 20%… De plus, on voit que des zones « à faible émission » comme le Massif Central ont des mortalités beaucoup plus élevées que les zones les plus chargées en particules, comme le « couloir de la chimie » lyonnais ou le site de Grenoble, qui sont parmi les régions à plus forte espérance de vie en France (tout comme la région parisienne, tout aussi polluée). Quand on voit de telles variations de mortalité en sens inverse de l’effet attribué aux particules fines, il y a de quoi s’interroger sur la façon dont SPF a pu s’assurer de la véracité de ses hypothèses sur le risque relatif aux basses concentrations de particules. Puisque c’est l’étude Gazel qui justifiait ces hypothèses, il est temps de l’examiner pour comprendre.. et ce que l’on découvre n’a rien de rassurant !
Une justification bien peu convaincante
C’est cette étude Gazel, dont les résultats finaux ont été publiés en 2015 (Bentayeb et al 2015), que SPF invoquait pour expliquer son choix d’un RR de 15% (le double des recommandations de l’OMS), et pour justifier que ce RR était valable même en incluant les régions rurales. Il s’agit d’une large étude de cohorte qui suivait des membres du personnel d’Electricité de France-Gaz de France (d’où le nom). Or, quand on se plonge dans cet article, la première mauvaise surprise est que ce RR de 1,15 pour 10 μg de PM2.5/m3 n’y figure nulle part ! Les auteurs y présentent simplement les HR (Hazard Ratios) interquartiles. Sans trop rentrer dans les détails techniques, disons que cela n’empêche pas de vérifier l’origine de ce RR de 1,15 : l’intervalle interquartile étant de 5,9 μg/m3 pour les PM2.5, on peut considérer en 1ère approximation que le RR retenu dans SPF 2016 équivaut à un HR interquartile de l’ordre de 1.08. Or d’après le tableau 3, les auteurs ont trouvé globalement pour les PM2.5 un HR interquartile de 1.09 [0.99 : 1.20], ce qui est donc parfaitement compatible avec le RR de 1,15 choisi pour SPF 2016. Mais cela confirme aussi la forte incertitude associée, puisque ce HR trouvé dans Bentayeb et al 2015 n’est significatif qu’à 10%, et que son intervalle de confiance à 95% n’exclut pas la valeur 1… qui traduirait l’absence de liaison entre PM2.5 et mortalité.
Mais surtout, le Tableau 4, qui montre l’évolution des résultats en fonction de la période de suivi est encore plus troublant :
Evolution dans le temps des résultats de la cohorte Gazel : au début de l’étude, alors que le réseau de capteurs était incomplet, tous les polluants étudiés étaient associés à une augmentation significative de la mortalité, sauf l’ozone. En fin d’étude 2007-2013), les résultats s’étaient inversés pour la plupart d’entre eux (Source : Tableau 4 de Bentayeb et al 2015).
On note que les PM2.5 avaient un HR significatif de 1,10 sur la période 1989-1994, mais aussi que ce HR diminue sur la décennie suivante, et finit par devenir non significatif (et même inférieur à 1) entre 2007 et 2013, ce qui veut dire que sur cette période il n’y avait plus de liaison entre PM2.5 et mortalité, bien que leur concentration dans l’air n’ait pratiquement pas baissé. Si on regarde les autres polluants examinés, d’autres ont des résultats encore plus surprenants :
- L’ozone a suivi une trajectoire inverse : sans liaison avec la mortalité entre 1989 et 1994, elle devient au contraire le polluant qui aurait le plus fort « effet » sur la mortalité sur la période 2007-2013, alors que sa concentration moyenne a légèrement baissé entre temps.
- Le cas du SO2 est encore plus incompréhensible : sa concentration est liée significativement à une hausse de la mortalité entre 1989 et 1994… et à une baisse, tout aussi significative, entre 2007 et 2013 ! Dans le cas du SO2, il est donc évident que les corrélations significatives observées avec ces analyses statistiques ne démontrent aucun effet sanitaire. Et dans ce cas pourquoi faudrait-il accorder plus de confiance aux résultats des autres polluants ?
Dans le paragraphe « Discussion » de Bentayeb et al, les auteurs donnent une information qui pourrait peut-être expliquer ces étranges évolutions des résultats entre le début de l’étude, en 1989, et sa fin en 2013 : au début, le réseau de capteurs n’était pas encore complètement déployé, il y avait en particulier peu de capteurs de PM2.5 et de benzène. Dans le rapport de 2016, le paragraphe sur les incertitudes était encore plus explicite : « Dans le cas des PM2.5, très peu de stations étaient disponibles en 2007-2008, ce qui augmente l’incertitude sur les niveaux modélisés pour ce polluant »(9). Curieusement, la seule conclusion qu’en tirent les auteurs est que l’exposition à ces deux polluants était peut-être sous-estimée en début d’étude. Mais cela veut surtout dire que c’est en fin d’étude, quand tous les capteurs étaient déployés au niveau national, que les résultats devraient être les plus fiables, à la fois parce que la couverture géographique du réseau était plus étendue, et parce que cela permettait du même coup d’avoir un plus grand nombre de personnes suivies (bien que cela n’explique toujours pas comment l’effet du SO2 sur la mortalité a pu s’inverser en cours d’étude, tout en étant statistiquement significatif dans les deux cas !). De plus, s’il y avait si peu de capteurs PM2.5 en 2007-2008, il est probable qu’ils étaient plutôt dans des zones urbaines, et que c’est par la suite que le réseau de capteurs a été étendu dans les campagnes. L’avantage supposé de l’étude Gazel, qui serait de mieux prendre en compte les zones rurales faiblement polluées, n’est donc valorisé que si l’on retient ses résultats postérieurs à 2008. Or ce n’est pas ce qu’a fait SPF.
Restons sur les PM2.5: si on se fie aux résultats de 1989 à 2006, elles sont bien associées à une surmortalité, avec un facteur de risque compatible avec le RR du rapport SPF 2016, par contre, elles n’ont plus aucun effet entre 2007 et 2013 ! L’article se terminait par la formule rituelle en pareil cas : « Des investigations supplémentaires sont nécessaires en France sur une population plus large et représentative » … dans ce cas précis, il s’agissait d’un bel euphémisme ! Même si on fait l’hypothèse que les résultats du SO2 et de l’ozone sont faux, mais que, par un miracle inexpliqué, les résultats des PM2.5 sont justes, lesquels faudrait-il retenir ? Ceux de 1989-1994 (avec un HR de 1.10 significatif) ou ceux de 2007-2013, où on ne trouve plus aucune corrélation significative avec la mortalité, alors que le nombre de morts enregistrées est 4 fois plus élevé, et que le réseau de capteurs suivis s’était agrandi entre temps, donnant donc des mesures plus représentatives de la réalité ? Poser la question comme cela, c’est déjà y répondre… SPF a préféré éviter de se la poser, en s’abritant derrière les recommandations de l’OMS, et en basant son modèle de 2016 sur les données de la période 2007/2008, époque bénie où les données de Gazel ne contredisaient pas encore les résultats de la méta-analyse européenne Escape.
« Les statisticiens sont comme les artistes, ils tombent souvent amoureux de leurs modèles »
Cette autre maxime de George Box s’applique également à SPF : comme nous l’avons déjà noté, l’Agence a révisé son estimation à la baisse dans un nouveau rapport de 2021, pour la ramener à 40 000 morts/an sur la période 2016-2019. Mais cette révision n’était nullement due à une correction du modèle, qui a été conservé tel quel, mais simplement au fait que la concentration moyenne de PM2.5 avait baissé entre temps. On constate sans surprise que SPF n’a pas cherché à réintégrer dans son modèle les résultats Gazel de 2007 à 2013, ce qui aurait pourtant fourni une référence d’impact plus proche de la période de référence d’exposition et de mortalité retenue… mais aurait aussi réduit à néant l’effet des PM2.5!
En plus de la baisse de 48 000 à 40 000 morts, qui est censée traduire l’impact de long terme des mesures de réduction de pollution, ce rapport de 2021 apportait une autre bonne nouvelle, plus conjoncturelle : le confinement de 2020, et la diminution du trafic routier qui en a découlé, auraient permis d’éviter environ 3 500 décès en 2020 (2300 grâce à la baisse des particules fines, et 1 200 grâce à celle du NO2). Cette bonne parole a été reprise en cœur par toute la presse, en quête d’information positive en cette période troublée, malgré son caractère de toute évidence invérifiable : SPF rappelait bien dans ce rapport que les statistiques officielles de mortalité 2020 n’étaient pas encore disponibles. Quand bien même elles l’auraient été, il serait très difficile d’y retrouver cet effet éventuel, écrasé statistiquement par le pic de mortalité causé par le Covid 19, impossible à modéliser correctement vu son caractère inédit, et sa superposition temporelle avec le confinement. Mais peu importe : le modèle de SPF est devenu un oracle dont plus personne ne se hasarde à remettre en cause les prophéties. Les recommandations de l’OMS, qui considèrent que l’effet chronique des particules fines sur la mortalité est démontré, n’incitent pas à une remise en cause. Pourtant, la quantification de cet effet, indispensable pour faire des estimations sérieuses, est loin de faire consensus, comme le montrent les références bibliographiques citée dans SPF 2016 : l’hétérogénéité des RR trouvés en Europe (entre +4 et +15%=) et plus encore aux USA (entre -14 et + 26%), ainsi que l’évolution au fil du temps du HR interquartile des PM2.5 dans l’étude Gazel en France (entre +10 et -%) montre bien que les résultats obtenus dépendent très fortement de la localisation des données de pollution retenues. Cette variabilité est difficilement explicable si le RR était effectivement indépendant de la concentration en PM2.5, et sans effet de seuil, comme le postule Santé Publique France. Or nous avons vu que l’existence ou non d’un seuil a encore plus d’influence sur le nombre de victimes estimées que le RR retenu, puisque le nombre de victimes s’effondrerait à 11 par an s’il y avait un seuil de nocivité à 20 μg/m3, même avec le RR très élevé retenu par SPF.
Bien sûr, le postulat de l’OMS, selon lequel les particules fines ont un effet chronique sur la mortalité, quel qu’en soit le RR, était raisonnable d’après les données rassemblées au début des années 2000. La question de l’existence ou non d’un seuil de nocivité était moins claire, entre autres parce que les premières études portaient surtout, logiquement, sur des secteurs particulièrement pollués. Le passage à un modèle d’exposition valable pour l’ensemble du territoire, comme SPF l’a fait avec son modèle Gazel-Air dans son rapport de 2016, aurait pu permettre de trancher définitivement cette question, au moins pour la France. Mais pour ce faire il aurait fallu recréer un nouveau modèle géostatistique, en croisant ce modèle Gazel-air avec les données de mortalité mises à la même échelle géographique, et cela en testant plusieurs hypothèses (avec ou sans seuil de nocivité), pour voir celle qui correspondrait le mieux aux données de terrain. C’était d’autant plus nécessaire que les résultats finaux de l’étude Gazel, de 2007 à 2013, contredisaient totalement ce postulat.
Suppression des ZFE : combien de victimes ?
Les défenseurs des ZFE se sont indignés de leur possible suppression, à commencer par la Ministre de la Transition Ecologique Agnès Pannier-Runacher, qui a dit avoir « honte de ce qu’il s’est passé à l’Assemblée Nationale » (10) . Bien souvent, ils rappellent que ce sont les classes populaires, les plus impactées par la création des ZFE, qui seraient les plus victimes des particules fines, car habitant les quartiers les plus pollués. Cela nous ramène à la question initiale : combien de victimes provoquerait la suppression des ZFE, et où ?
Le rapport de 2021 montrait que, si on se base sur le modèle SPF dans son état actuel, le confinement de 2020, avec une chute drastique de la circulation, aurait permis d’éviter 2 300 morts prématurées grâce à la baisse de PM2.5, et 1500 morts grâce à la baisse du NO2. Certes, le confinement n’avait duré que 6 mois, mais il s’appliquait à tout le territoire national, alors que les ZFE ne concernent que les plus grandes agglomérations, et sont loin d’avoir un impact aussi fort sur les émissions de polluants. Il est donc probable que leur bilan annuel serait inférieur à ce total de 3 500 morts évitées. Cela reste considérable… mais c’est le résultat avec un modèle paramètré d’après les résultats de la cohorte Gazel en 2007- 2008. Si on se basait sur les résultats de la même cohorte entre 2007 et 2013, le nombre de morts évités tomberait à zéro, puisque sur cette période, ni les PM2.5 ni le NO2 n’avaient plus aucun lien avec la mortalité !
On pourrait se dire que la cohorte Gazel ne suffit pas à remettre en cause le consensus scientifique sur la nocivité des PM2.5. Mais cela devrait tout de même inciter à un ré-examen de ce consensus, car, comme SPF le rappelle à juste titre, il s’agit d’une référence scientifique majeure, à la fois par sa résolution géographique inédite, par la taille de la population suivie, et par sa représentativité d’un territoire national complet, tout au moins en fin d’étude. Il est donc très surprenant que les auteurs du rapport, qui comprennent les responsables du suivi de cette cohorte, sous-utilisent à ce point ses résultats. D’un autre côté, dans un domaine où les parties prenantes politiques voient volontiers des conflits d’intérêts partout, il est apaisant de constater que personne ne s’indigne de ce qu’un argument majeur contre les particules fines vienne d’une étude financée par Electricité de France, acteur majeur de l’électricité nucléaire et d’origine renouvelable…
On pourrait aussi se dire que, s’il y a incertitude scientifique, le principe de précaution doit se baser sur l’hypothèse la plus inquiétante. Mais c’est souvent un mauvais calcul, car il peut conduire à se tromper d’ennemi. L’Institut National de Veille Sanitaire (agence maintenant intégrée à SPF) avait beaucoup travaillé dans les années 1990 à 2000 sur la mortalité pendant les pics de pollution, en s’attachant à mettre en avant le rôle des particules fines, mais sans trop s’inquiéter de ce que seuls les pics de pollution estivaux étaient clairement associés à un pic de mortalité, contrairement aux pics hivernaux, pourtant souvent plus intenses. Ce qui explique largement que l’INVS n’ait pas su prévoir la catastrophe de la canicule de 2003, qui a démontré sans ambiguïté que c’est bien la chaleur qui est le facteur le plus dangereux, et non la pollution. Un constat implacable qui n’a pas empêché l’INVS de sortir encore en 2015 un nouveau modèle statistique démontrant une liaison (mais finalement beaucoup modeste) entre pics de particules fines et mortalité, mais toujours sans expliquer pourquoi ces particules fines perdent leur nocivité en hiver (11). Pour l’effet chronique de la pollution, le risque de se tromper de cible existe aussi : selon le consensus OMS et la cohorte Gazel version 2008, les principaux coupables seraient les PM2.5 et le NO2. Selon Gazel version 2013, ce serait l’ozone : un « polluant » peu impacté par la circulation routière, et dont la concentration dans l’atmosphère est souvent plus élevée dans les zones rurales que dans les villes. Espérons au moins que l’écume médiatique soulevée par le projet de suppression des ZFE sera l’occasion de reprendre le sujet d’un point de vue scientifique, au-delà des indignations politiques automatiques.
2) https://www.santepubliquefrance.fr/content/download/189661/2330875?version=1
3) Pollution de l’air : 38 000 morts par an dans le monde, dont 48 000 en France…
4) Bentayeb M, Wagner V, Stempfelet M, Zins M, Goldberg M, Pascal M, et al. Association between long-term exposure to air pollution and mortality in France: A 25-year follow-up study. Environment International 2015;85:5-14 DOI: 10.1016/j.envint.2015.08.006
5) SPF 2016, page 12
6) SPF 2016, page 11
8) Bentayeb M, Wagner V, Stempfelet M, Zins M, Goldberg M, Pascal M, et al. Association between long-term exposure to air pollution and mortality in France: A 25-year follow-up study. Environment International 2015;85:5-14 DOI: 10.1016/j.envint.2015.08.006
9) Rapport SPF 2016, p. 34
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Merci Philippe Stoop pour votre article et surtout votre démarche scientifique sur ce modèle non validé qui se distingue de ce que vous appelez « la grille de lecture des courants écologistes et populistes » qui utilisent la peur, la méconnaissance et la répétition, comme les 3 piliers de la propagande.
En fin d’article, vous parlez de principe de précaution. Moi, je connais les principes physiques, comme le principe d’Archimède qui est validé par l’expérience. Par définition, le principe de précaution n’est pas, lui, validé par l’expérience. Parler de principe de précaution est une pure ineptie qui pourtant a été inscrite dans la loi Barnier du 2 février 1995. À ce titre, le simple fait de parler de danger « imaginé » fait jurisprudence pour interdire. Alors que quand il y a danger, on mesure les risques et on adapte des mesures de précaution. C’est ce qu’on fait tous les jours en prenant sa voiture alors qu’il y a 3000 morts par an donc 8 morts par jours en France. Le danger et le risque est, là, avéré de fait. Au lieu d’interdire les voitures, chacun de nous, y compris ceux qui se réclament de l’écologie politique, applique des mesures de précautions et accepte le risque de mourir, en adaptant prudemment sa conduite aux conditions, en respectant le code de la route, en ayant un véhicule en parfait état de marche, en mettant sa ceinture de sécurité.
La vie est une prise de risque permanente.
Bravo pour cette analyse très fouillée et complète.
De mon coté cela fait déjà pas mal d’années que je considère ce nombre élevé de décès dus la pollution comme de la propagande mensongère, rien qu’en constatant que l’espérance de vie en France est maximale dans les départements les plus urbanisés (donc ceux le plus sujets à la pollution atmosphérique) comme le Rhône (agglomération lyonnaise) et la région parisienne. Pour cette dernière, le département de Seine-St-Denis fait exception avec une espérance de vie plus faible, et au sein de Paris les arrondissement riches comme le 16eme se distinguent avec une espérance de vie encore plus élevée que la moyenne parisienne.
La corrélation avec le niveau de vie et d’éducation ainsi que l’accès aux soins est évidente.
Vous avez raison, la corrélation entre mortalité et niveau de vie ou accès au soin est bien connue. Mais normalement les résultats du rapport SPF sont ajustés en fonction de ces facteurs de confusion. C’est pour cela qu’il ne serait pas étonnant que les cartes de mortalité dues aux particules fines diffèrent nettement des cartes de mortalité générale… mais seulement si les particules fines n’avaient qu’un effet mineur, pas si elles causent 40 000 morts !
De toute façon, ce qui est vraiment choquant, c’est que SPF a utilisé sciemment en 2016 les résultats 2008 d’une étude dont ils savaient qu’ils s’étaient avérés faux par la suite.