
Prochainement aura lieu un événement remarquable dans l’univers de l’agro-industrie. L’entreprise US Monsanto, spécialiste des sciences et de l’agro-chimie et l’Allemand Bayer, spécialiste de la pharmacie et de la chimie, fusionneront. Après le département de justice US, c’est l’Union Européenne qui a donné son feu vert pour cet accord de marché qui fera date dans le secteur. Pour rappel, ce rapprochement, lorsqu’il a été annoncé en 2016 pesait 66 milliards de dollars. Afin de passer au travers de la loi anti-trust, Bayer a accepté de vendre son département graine et herbicide à la compagnie allemande BASF. L’objectif affiché par les deux compagnies est de consolider leurs positions respectives et de faire face aux défis de demain : nourrir une population qui devrait atteindre les dix milliards d’individus d’ici 2050.
Une nouvelle équipe a déjà été annoncée à la tête du groupe, et Liam Condon qui officiait à la tête du département semence de Bayer va prendre les commandes du groupe, sachant que Hugh Grant, l’ancien président de Monsanto a annoncé le 7 Mai qu’il quittait l’entreprise. Ce projet a suscité bon nombre de réactions de par le monde. Et des voix se sont élevées pour dénoncer ce nouveau molosse de l’agro-industrie qui contrôlera plus de 70% de l’industrie chimique et des pesticides utilisés par les agriculteurs au niveau mondial.
C’est ainsi que sur le site de la radio française France Culture, le journaliste Arjuna Andrade après avoir remarqué que la Commission européenne s’était contentée de la vente d’une partie des activités de Bayer pour empêcher le risque de distorsion de la concurrence, s’interroge sur le fait d’avoir pris uniquement ce paramètre d’éviter la construction d’un monopole ; pour lui, « cette fusion pose aussi la question de la toute puissance du modèle d’agro-industrie porté par les deux colosses de la graine. » Il en profite pour faire un portrait peu reluisant de la firme Monsanto et conclut son article en faisant une référence à Karl Marx et sa critique du chimiste allemand Justus von Liebig : « qui présente l’agriculture comme un système de vol car les fermiers, cherchant un profit maximum, font absorber autant de nutriment que possible au sol, pour en améliorer le rendement. »
Les ONG n’ont pas été en reste, notamment en Argentine où un compte twitter « Fuera Monsanto Bayer» ainsi qu’un hashtag a vu le jour, compte qui a appelé à une grande marche contre la réunion des deux groupes.
Nature vs nourriture
Il n’y a sans doute pas de marque au monde qui ait une image aussi catastrophique que Monsanto. L’entreprise qui a vu le jour en 1901 et résume à elle seule l’histoire de la chimie ainsi que celle des biotechnologies au 20è siècle, a été la cible privilégiée des ONG depuis le courant des années 70. Les attaques se sont intensifiées encore davantage avec le développement du génie génétique dans les années 80, ce surtout en Europe. Les principaux reproches qui sont faits à l’entreprise sont généralement a) qu’elle empoisonne l’humanité, b) qu’elle dispose d’un monopole, c) qu’elle écrase les petits paysans en les obligeants à acheter ses produits, d) qu’elle n’est pas respectueuse de l’environnement, e) qu’elle est à l’origine de la malbouffe…. La question qui se pose alors, est celle de savoir si la fusion avec Bayer et vraisemblable disparition du nom « Monsanto », va permettre de faire également disparaitre les critiques ? Rien n’est moins assuré. D’autant plus qu’on ne voit pas pourquoi les attaques qui portaient sur la taille de l’entreprise et sur son secteur d’activité (l’agro-industrie) disparaitraient tout d’un coup, puisque la nouvelle entité va être encore plus grande et couvrir les mêmes secteurs d’activité, toujours aussi polémiques : les biotechnologies et l’agrochimie.
Le challenge qui repose dès lors sur le nouveau président semble énorme, car on sait comment aujourd’hui le sujet de l’alimentation est sensible aux yeux de l’opinion publique. Si l’agro-industrie a gagné la bataille des ventres en apportant le nombre suffisant de calories quotidiennes à la majeure partie de l’humanité[1], il lui reste encore à gagner la bataille de l’opinion en convainquant cette dernière que tout cela ne se fait pas au mépris de la santé et de l’environnement. Et cette dernière bataille est loin d’être gagnée. Il suffit de voir, par exemple les flots d’émotions qu’un sujet comme le glyphosate soulève en Europe et plus particulièrement dans un pays comme la France, pour se convaincre les difficultés qui attendent Liam Condon. Aussi, peut-être devrait-il se concentrer dès à présent sur d’autres terrains de bataille, afin de démontrer que le sens de cette action dépasse le cadre de la simple opération financière (et le « toujours plus » que certains ne manqueront pas de dénoncer), et que quelque chose de nouveau est vraiment en train d’émerger de cette création. Si Bayer veut réussir, il faudra que le groupe montre patte blanche et donner des gages aux opposants, aux médias et aux consommateurs finaux pour leur prouver qu’une nouvelle ère est possible.
Le pari de Condon
Aussi, si nous devions lui donner quelques conseils, ce serait de ne pas recommencer les erreurs du passé. Comme nous l’avions démontré par ailleurs, l’un des grands torts d’une entreprise comme Monsanto est de n’avoir jamais su communiquer à temps auprès du grand public, et ce, pour la simple raison, que ce dernier n’était pas dans les cibles prioritaires. En effet les campagnes de l’entreprise visaient à promouvoir les innovations de l’agro-industrie et plus particulièrement les semences issues du génie génétique auprès des agriculteurs et non les consommateurs finaux. Et de privilégier logiquement une communication en B2B donc et non en B2C. Cette dernière étant venue a posteriori pour répondre aux attaques des ONG européennes. De manière assez paradoxale quand on étudie un peu l’histoire de l’entreprise et ce qui l’a amenée à faire évoluer son modèle pour passer de l’agro-chimie à l’agro-semence, on découvre que ce sont justement des préoccupations environnementales. Après avoir décidé dans les années 80 de réorienter sa stratégie autour des biotechnologies, c’est dans les années 90 que le groupe mettra en place une charte environnementale en sept points d’une extraordinaire modernité : « réduction du gaspillage, opérations sanitaires, agriculture durable, attention portée à l’eau du sol, ouverture vers la société civile, optimisation de la profitabilité de la nature, nouvelles technologies. »
Il n’en reste pas moins que malgré tous ces efforts, la seconde révolution verte (la première étant, pour rappel, attribuée à l’agronome Norman Borlaug) reste un échec en terme de marketing, car malgré la progression remarquable de la superficie des cultures de plantes génétiquement modifiées dans le monde, il n’en reste pas moins que celles-ci ne sont pas perçues par les consommateurs – surtout européens – comme faisant partie d’un progrès de l’industrie agro-alimentaire[2].
Les Big Data à la rescousse
Partant de tous ces éléments, Liam Condon doit se poser les bonnes questions. Le nouveau groupe qu’il dirige a la taille critique et les compétences pour porter sur les fonds baptismaux la troisième révolution verte qui sera nécessaire pour nourrir l’humanité ; mais comment convaincre, quand on sait que ce que celle-ci attend désormais c’est un message rassurant sur une agriculture à taille humaine, naturelle, saine et respectueuse de l’environnement ? Comment recréer le lien de confiance qui a été brisé, quand on sait que le futur de l’agro-industrie passe par encore davantage de technologie, alors que, même le marketing de la grande distribution aujourd’hui se complait dans le message du « c’était mieux avant » et le décline à volonté ?
Pour nourrir 10 milliards d’individus il faudra encore plus de technologie. Au programme : intelligence artificielle et big data pour davantage de précision. Le challenge repose donc sur la capacité à communiquer sur le fait que c’est avec « cette même agriculture dite de précision » qu’on est capable de faire « plus et mieux avec moins ».
Sans aucun doute le big data et l’intelligence artificielle sont des vecteurs de développement fantastiques pour l’agro-industrie. Ainsi, selon une étude McKinsey & Company un tiers des aliments produits chaque année sont perdus, ce qui représente un montant de 940 milliards de dollars. Tout cela est dû au manque de précision des différentes opérations agricoles (ensemencement, récolte, arrosage, transport) et aux différents aléas (météo, maladies, demande des consommateurs…) Or comme le rappelle l’analyste Tim Sparapani, les solutions proposées par les nouvelles technologies sont nombreuses et permettront ainsi une meilleure gestion. Des investisseurs ont misé sur des start-up dont les solutions technologiques liées au big data permettent d’améliorer la chaine alimentaire qui va de la ferme à la table. L’auteur rappelle que le marché des softwares lié à l’agriculture de précision devrait augmenter de 14% d’ici l’année 2022.
Il va falloir s’habituer à ce terme d’une agriculture intelligente, car il s’agit désormais de bien plus qu’une mode passagère. De même que dans les années 80, l’arrivée des biotechnologies a donné lieu à des concentrations d’activités, on s’aperçoit que c’est le même phénomène qui se produit avec les nouvelles technologies de l’information. L’agro-industrie s’approprie de nouvelles solutions proposées par l’intelligence artificielle à tour de bras. C’est ainsi que la célèbre marque de tracteurs John Deere a racheté l’année passé Blue River, une start-up californienne qui fait des machines intelligentes pour les agriculteurs qui scannent les champs, reconnaissent les semences et permettent de se débarrasser plus facilement des mauvaises herbes. Si la machine voit une semences elle l’arrose avec un fertilisant, si elle voit une mauvaise herbe, elle l’arrosera avec un pesticide, ce qui permet ainsi des économies d’intrants considérables. On imagine que cet exemple peut faire comprendre facilement aux associations de consommateur que d’énormes économies en herbicides et en carburant vont pouvoir être réalisées. Convaincra-t-il les ONG environnementalistes ? Certaines d’entre-elles, n’en doutons pas, ne manqueront pas d’y voir une forme de robotisation des campagnes.
Bayer-Monsanto relèvera-t-il le challenge ?
Qu’en est-il de notre acteur initial ? A quel stade de la réflexion Bayer-Monsanto se trouve sur l’agriculture de précision ? En 2013 Monsanto a racheté pour 1 milliard de $, l’entreprise The Climate Corporation. La start-up fondée par David Friedberg, un ancien de Google, manipule des quantités astronomiques de données afin de fournir aux agriculteurs des informations et des services météorologiques. Ceci permet d’améliorer la précision de leur travail et de leur offrir des garanties par rapport aux aléas climatiques. Comme l’a affirmé Friedberg, lui-même, dans les colonnes du New Yorker, « The people of The Climate Corporation are going to lead the world to revolutionary solutions to historic problems » Une promesse qui semble à la hauteur du challenge et que Monsanto apportera avec elle pour sa fusion avec Bayer.
Mais là encore, ne risque-t-on pas de se retrouver dans la situation de l’introduction des OGM, avec un message adressé directement aux agriculteurs qui comprendront facilement où se trouvent leur avantage, mais laissera de côté les consommateurs ? Comment faire comprendre à ces derniers qu’ils seront les premiers à bénéficier d’une meilleure maîtrise des aléas climatiques ? Quand on sait qu’en face, le story-telling des environnementalistes repose sur des valeurs telles que la saisonnalité, la frugalité, la proximité.
L’agro-industrie n’est donc pas en peine de solutions pour entrevoir l’avenir et on imagine que la fusion Bayer-Monsanto sera un acteur majeur de cette transformation. Mais comment réussir ce challenge en apportant satisfaction à tous les acteurs : consommateur, agriculteur, chercheurs, politiques et ONG ?
Si on schématise, on sait que les premiers exigent la qualité et les prix, les seconds l’efficacité, les troisième la rationalité et l’innovation, les quatrièmes, le consensus, et les dernières, l’environnement et la santé. Or, il semblerait qu’avec l’agriculture de précision, l’agro-industrie sera en mesure de répondre à toutes ces exigences à la fois en étant plus efficace, plus respectueuse de l’environnement et en fournissant des solutions technologiques moins gourmandes en intrants…. C’est tout du moins le message que les industriels vont essayer de faire passer. Le chemin semble tout tracé pour Liam Condon….
Mais rien, absolument rien, ne nous dit aujourd’hui que le consommateur comprendra que ce nouveau géant a vu le jour pour réussir cet incroyable tour de passe-passe, et que, s’il a voulu encore grandir c’était pour être capable d’aller toujours plus dans les détails et la précision. Au contraire tout laisse à penser qu’il représente le contraire. Si le chemin du groupe semble tout tracé et le ciel est plutôt dégagé en matière de développements technologiques, les nuages sont loins d’avoir disparu pour ce qui concerne les attaques liées à son image et sa réputation. Des efforts surhumains restent à entreprendre… Et sur ce plan on est en droit de se demander si ce nouveau géant n’est pas au final pas trop petit ?
[1] Comme nous le rappelions récemment dans une recension de l’ouvrage de Steven Pinker, Enlightment now, aujourd’hui 1,3 milliards de Chinois disposent en moyenne de 3100 calories par jour
[2] Les cultures de biotechnologies ont augmenté d’environ 110 fois par rapport à 1996, en faisant la technologie de culture adoptée le plus rapidement dans le monde avec à 2,1 milliards d’hectares accumulés, ISAAA Brief 52-2016: Executive Summary
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