Vous voulez savoir où en est l’Union européenne en matière de réglementation des biotechnologies végétales ? Pour un aperçu complet, lisez notre entretien exclusif à trois voix : Catherine Regnault-Roger*, Michel Thibier** et Alain Toppan***, membres de l’Académie française d’agriculture répondent à nos questions sur les avancées de la nouvelle législation. Ils partagent leurs points de vue, et apportent un éclairage complet sur ce sujet très débattu.
The European Scientist : Vous avez récemment publié un article intitulé « L’édition du génome a-t-elle un avenir dans l’agriculture européenne ? » Qu’est-ce qui a motivé cette initiative ? Pourriez-vous donner plus d’information sur le contexte de votre présentation ?
Michel Thibier : Cet article a été présenté au symposium scientifique de l’UEAA (Union Européenne des Académies d’Agriculture) « New Research Techniques And The Agricultural Progress » à Bucarest, les 10 et 11 octobre 2024.
Il nous a semblé que c’était tout à fait opportun et approprié, car l’UEAA a souvent traité de ce sujet d’actualité qu’est l’Edition Génomique dans ses publications (1).
Elle a souligné à sa 12ème Assemblée Générale de l’UEAA, que le contexte réglementaire actuel de l’UE sur l’édition génomique constitue un handicap majeur pour l’innovation européenne en biotechnologie, et après en avoir débattu a adopté à l’unanimité, à Bucarest, le 10 octobre 2024, la motion suivante :
L’édition génomique, et en particulier la technologie CRISPR, a révolutionné les approches de sélection végétale et présente d’immenses avantages en réponse aux défis agricoles européens et en plein accord avec les objectifs du Pacte vert pour l’Europe. L’Union européenne doit envisager avec confiance un avenir agricole basé sur l’innovation biotechnologique.
L’UEAA recommande l’adoption de règles réglementaires pertinentes sur l’édition génomique qui renforcent une agriculture européenne plus productive, respectueuse de l’environnement et économiquement compétitive dans un monde globalisé.
En effet, depuis 1989, les différentes directives et réglementations européennes constituent un obstacle jusqu’ici insurmontable. Toutefois en novembre 2019, le Conseil européen a demandé à la Commission Européenne de lui soumettre ses propositions afin de modifier le règlement sur les nouvelles techniques génomiques NTG. Une telle proposition a été publiée le 5 juillet 2023 et soumise à une consultation publique. Enfin, le Conseil de l’UE, composé des ministres des États membres, qui s’est réuni quelques heures après le vote du Parlement européen pour parvenir à un accord sur un mandat de négociation pour le trilogue, a échoué en raison de différences de position entre les États membres particulièrement en matière de brevets.
Il a donc été décidé de reporter l’examen final de ce dossier après les élections du Parlement européen de juin 2024. Le projet de nouvelle réglementation est donc toujours en suspens et devrait être revu par la gouvernance européenne.
TES.: Pourriez-vous nous présenter les développements les plus récents en matière de génie génétique ? Qu’est-ce que les nouvelles techniques génomiques (NGT) en termes simples et en quoi diffèrent-elles des OGM traditionnels ? Quelles sont les implications pour le secteur agricole ?
Catherine Regnault Roger : Avec les avancées scientifiques réalisées au cours des deux dernières décennies, on distingue en fait deux générations de modifications génétiques : celles réalisées au cours du XXè siècle avec les techniques mettant en jeu des mutations aléatoires puis vers les années 1980 la transgenèse. Ces techniques sont lourdes à réaliser et nécessitent de faire un tri fastidieux pour sélectionner les transformations génétiques recherchées parmi les nombreuses transformations obtenues.
Depuis le début du XXIè siècle, de nouvelles techniques de modification génétiques ont été mises au point, et parmi elles, la technique CRISPR/Cas décrite en 2012 dans le journal Sciences. Celle-ci est considérée comme une vraie rupture technologique tant elle simplifie la mise en oeuvre des modifications génétiques au laboratoire. Vous avez certainement entendu parler des “ciseaux moléculaires”! En effet les modifications génétiques opérées sont très précises grâce à l’association d’un acide nucléique avec une protéine. L’ADN à modifier est coupé en un endroit très précis et non plus de manière aléatoire comme avec les précédentes techniques du XXè siècle. On parle de réécriture ou édition du génome. D’autres techniques d’édition du génome ont suivi : l’édition de base et l’édition primaire publiées en 2017 et 2019.
Ces techniques d’édition du génome sont plus précises, plus faciles à réaliser et coûtent moins cher ! Elles rencontrent un succès fulgurant : ainsi entre 2013 et octobre 2024, la base de données PubMed recense 34123 publications scientifiques consacrées à CRISPR !
Les applications agricoles sont nombreuses : que ce soit la mise au point de variétés nouvelles capables de mieux résister à la sécheresse mais aussi aux inondations, donc au dérèglement climatique, mais aussi pour faire face aux bioagresseurs (agents pathogènes et ravageurs) ou encore améliorer la composition nutritionnelle des productions végétales. A titre d’exemple, une tomate alicament avec des teneurs renforcées en acide gamma- amino-butyrique (qui a des effets relaxants et de réduction de la pression artérielle), la Sicilian Rouge High GABA, a été commercialisée au Japon en 2022.
TES. : Une tendance mondiale à l’innovation agricole, en particulier avec des outils tels que CRISPR, est évidente sur tous les continents pour le développement de nouvelles variétés de plantes. Pourriez-vous résumer ces avancées ? Comment l’Europe se positionne-t-elle dans ce paysage mondial de l’innovation ?
Alain Toppan : La création variétale est un processus qui fournit à l’agriculteur les variétés végétales les mieux adaptées aux conditions de culture locales (sol, parasites, etc.) et aux débouchés alimentaires ou industriels. Le changement climatique actuel impose une accélération de la création de nouvelles variétés. Le travail du sélectionneur consiste à regrouper dans une même plante les caractères (les gènes) qui vont lui conférer les qualités attendues. Ces caractères étaient issus de la variabilité connue de l’espèce et parfois créés par mutagénèse aléatoire, chimique ou physique. Les connaissances acquises au cours des vingt dernières années ont également conduit à améliorer ces gènes, absents dans l’espèce, en copiant les séquences connues d’espèces voisines ou sauvages. C’est alors un processus de mutagénèse dirigée, très ciblée, rapide et facile que plusieurs outils, tels que CRISPR, sont à même de réaliser pour créer les gènes améliorés dont l’agriculture a besoin.
Chaque jour, des optimisations de ces outils sont publiées et brevetées : rapidité de mise en œuvre, possibilité de modifier plusieurs gènes simultanément, application à de nouvelles espèces végétales, sont les plus fréquentes. L’innovation provient de l’Ouest (Amérique du Nord) ou de l’Est (Asie), où les dépôts de brevets sont très nombreux. De nombreux états (USA, Argentine, Japon, Brésil, etc.) ont placé hors-réglementation les produits contenant des mutations créées par les techniques d’édition génomique tels que Crispr, favorisant ainsi leur développement et acceptation.
L’Europe est loin derrière, à la traîne. Ceci est probablement dû aux séquelles des combats anti-OGM qui ont conduit les chercheurs à une censure plus ou moins marquée, plus ou moins violente. Les destructions d’essais aux champs ont découragé les scientifiques qui ont également perdu le financement de leurs projets de recherche. La réglementation très rigide sur les essais a aussi été un facteur de régression des recherches en Europe. L’histoire se reproduisant, un essai de riz amélioré par édition génomique par un laboratoire de l’Université de Milan a été détruit en juin dernier. Il avait été créé pour résister à une maladie…
TES. : Votre travail semble critiquer les réglementations de l’UE, suggérant qu’elles entravent le progrès agro-technologique par l’application du principe de précaution. Pourriez-vous développer cette critique ?
CRR. : Effectivement la réglementation européenne appliquée aux modifications génétiques végétales est aujourd’hui inadaptée si ce n’est obsolète ! Ce n’est pas moi qui le dis, mais le Groupe des conseillers scientifiques principaux auprès de la Commission européenne (ou SAM Scientific Advice Mechanism).
En réponse à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ayant jugé le 25 juillet 2018 que les produits obtenus par des techniques postérieures à la directive 2001/18/CE qui réglemente les OGM dans l’Union européenne, doivent être soumis à la réglementation OGM, le SAM a publié sans tarder en novembre 2018, une déclaration qui souligne qu’
« en raison des nouvelles connaissances scientifiques et des récents progrès techniques, la directive OGM est désormais inadaptée ».
Elle évoque les évolutions intervenues depuis 2001 et souligne qu’il existe des difficultés à établir des contrôles et à réaliser la traçabilité des produits obtenus par les NGT dans les échanges commerciaux puisque certaines modifications réalisées par édition du génome sont a posteriori indétectables. En conséquence, le SAM demande que soient évaluées les caractéristiques du produit final au lieu de légiférer à partir de la méthode d’obtention. Il insiste sur la nécessité de créer un environnement réglementaire favorable à l’innovation afin que « la société puisse tirer parti des nouvelles sciences et technologies ».
Le socle de la réglementation européenne sur les OGM est la directive 2001/18. Elle est basée sur les connaissances du moment qui datent de la dernière décennie du XXè siècle et le principe de précaution. Ce principe, tel que défini par la Cour européenne freine l’innovation. S’il est légitime de prendre en considération les questionnements liés à une innovation, il est tout aussi nécessaire d’adapter la réglementation aux risques réels après les avoir évalués. Quand les doutes scientifiques sont levés, la réglementation doit être ajustée.
Depuis plus de 25 ans que les cultures OGM sont cultivées annuellement sur plus de 180 millions d’hectares dans le monde entier sur les cinq continents, il a pu être constaté qu’aucun dommage sanitaire n’est survenu. Les trois Académies américaines, The National Academies of Science, Engineering and Medicine, ont publié en 2016 un rapport intitulé Genetically Engineered Crops: Experiences and Prospects [3] de plus 600 pages. Après l’examen des effets agronomiques et environnementaux, des effets sur la santé publique et des conséquences sociales et économiques sur une période de 20 ans, les trois académies ont conclu que ces plantes biotech mises en culture dans le respect des bonnes pratiques agricoles ne présentent pas plus de toxicité et d’écotoxicité ou de risques environnementaux que les plantes conventionnelles.
Tout ceci démontre qu’il est grand temps de revoir la réglementation européenne appliquée aux OGM qui est aujourd’hui dépassée.
TES. : Depuis 2019 environ, on observe un changement notable dans les efforts visant à introduire une nouvelle législation sur l’édition de gènes. Quelle était la logique sous-jacente de ces efforts législatifs ? Pourquoi l’amendement final n’a-t-il pas été adopté ? Quelles nouvelles discussions réglementaires sont actuellement sur la table ?
AT. : La Commission Européenne avait entrepris dès 2007 de se pencher sur les produits issus de nouvelles techniques de modification de séquences de gènes. L’analyse de ces techniques a avancé bien lentement. Il s’agissait essentiellement de savoir si les directives et règlements régissant la mise en marché des OGM étaient adaptés aux produits de ces techniques. Des études économiques, des avis de l’EFSA ont été publiés, sans traduction dans le cortège réglementaire. Plus récemment, l’arrivée de techniques aussi faciles à utiliser que Crispr et la présence sur les marchés américains de variétés améliorées par Crispr, non soumises à réglementation sur les OGM, ont contraint l’Union Européenne à évoluer plus rapidement sur ce sujet.
Partant de la réglementation sur les OGM, et sans entrer dans une refonte totale qui aurait nécessité une dizaine d’années de travaux, la Commission a envisagé de considérer comme exemptées les plantes obtenues en utilisant les NGT mais qui auraient pu être obtenues par sélection conventionnelle. Dans le jargon, ces plantes sont qualifiées de NGT1, de modifications mineures, sans adjonction d’ADN exogène et dont la mutation aurait pu se produire dans la nature. En arriver là a déjà été une longue histoire.Retenons-en l’essentiel :
- La volonté de la Commission de conclure avant la fin du mandat 2019-2024 qui n’a pas pu se concrétiser ;
- Une proposition de la Commission en juillet 2023 différentiant les produits issus des NGT afin d’appliquer des règles différentes aux plantes NGT1, mais introduisant l’interdiction de leur utilisation en agriculture biologique.
Suivant le vote positif du Parlement en février puis avril 2024 sur la proposition d’exemption des plantes NGT1, le dossier a été porté devant le Conseil, mais a été bloqué par les positions de plusieurs pays. Les questions d’étiquetage, de présence fortuite, d’outils de détection, de brevetabilité ont été ré-introduites et ont fait capoter tout compromis.
De plus, le sujet des NGT n’est pas soutenu par les Présidences, actuellement de la Hongrie puis jusqu’en juin 2025 de la Pologne, tous deux opposées à une évolution réglementaire assouplie sur les NGT.
Bref, encore et encore, des positions idéologiques empêchent l’innovation majeure que l’agriculture attend pour faire face aux défis qu’elle rencontre; il y a urgence car ailleurs dans le monde, les produits de cette innovation sont déjà cultivés.
TES.: Vous affirmez que la neutralité climatique, la souveraineté alimentaire, la concurrence internationale et l’amélioration des pratiques agricoles sont essentielles pour soutenir de nouvelles lois sur les NGT. Quelles sont les chances actuelles d’adoption d’une telle législation ? Comment envisagez-vous de sortir de cette impasse législative ?
CRR. : La proposition de loi en cours d’examen propose de considérer une modification réglementaire pour deux catégories de produits végétaux : d’une part les plantes NGT-1 qui sont considérées comme équivalentes aux plantes conventionnelles et dont les modifications génétiques mineures, produites en laboratoire par les techniques NGT, auraient pu se produire spontanément dans la nature ou résulter d’un processus de sélection classique sans ajout d’ADN étranger au pool génétique ; d’autre part les plantes NGT-2 qui regroupent celles qui ont été modifiées par les NGT mais dont les modifications opérées ne rentrent pas dans les critères de la catégorie NGT-1. Ces plantes NGT-2 seraient soumises à une réglementation de type OGM en dépit du vœu pieux qu’elle “doit être proportionnée au caractère modifié”. Les NGT-2 sont, de fait, livrées à une réglementation plus contraignante proche de la directive 2001/18 qui, rappelons-le, est une réglementation nécessitant de lourds dossiers, onéreux pour les industriels pétitionnaire de demande d’homologation évalués par de nombreux comités d’experts des Etats-membres et de l’EFSA (European Food Safety Agency).
Force est donc de constater que la simplification des procédures administratives proposée pour les autorisations de mise sur le marché des produits issus de NGT-1 est mineure et limitée. Par ailleurs, les nombreux amendements votés par le parlement européen contribuent à assombrir le tableau.
Cette loi, votée mais non encore ratifiée, est-elle susceptible de donner confiance aux industries du secteur des biotechnologies appliquées à l’agriculture ? Alors que de nombreux pays dans le monde ont dispensé de réglementation (ou l’ont allégée) les produits NGT, l’Union européenne a manqué une occasion historique de remettre à plat sa réglementation sur les biotechnologies agricoles. Celle-ci avait peut-être un sens dans les années 1990-2000, mais en 2024, elle est clairement obsolète, comme nous l’avons indiqué précédemment, à la lumière des progrès de la connaissance scientifique accomplis au cours des vingt dernières années. Il est grand temps de dépasser les discours anxiogènes infondés.
L’Union européenne et les députés du parlement doivent regarder avec confiance un avenir agricole qui devrait s’appuyer sur l’innovation biotechnologique ! La compétitivité de nos agricultures durables est en jeu !
*Catherine Regnault Roger : Professeur émérite de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (E2S), membre de l’Académie d’Agriculture de France et de l’Académie Nationale de Pharmacie
**Michel Thibier : ancien Président de l’UEAA (Union Européenne des Académies d’Agriculture) et de l’Académie Vétérinaire de France, membre de l’Académie d’Agriculture de France.
***Alain Toppan : Chargé de recherche au CNRS, il a ensuite rejoint des entreprises privées où il a exercé des fonctions de R&D mettant sur le marché des variétés végétales biotechnologiques. Membre de l’Académie d’Agriculture de France.
- www.ueaa.info
- Group of Chief Scientific Advisors (2018) A Scientific Perspective on the Regulatory Status of Products Derived from Gene Editing and the Implications for the GMO Directive Statement by the Group of Chief Scientific Advisors/ Déclaration du Groupe des Conseillers scientifiques principaux, publié le 13 novembre 2018 dans sa version anglaise et le 6 avril 2019 dans sa version française, https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/a9100d3c-4930-11e9-a8ed-01aa75ed71a1/language-en
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C’est d’une bataille culturelle dont il s’agit, les arguments scientifiques n’y ayant que peu d’importance.
D’une part de vrais scientifiques, académiciens donc chevronnés, désirent entrer en matière en acceptant même des réglementations boiteuses, voire foireuses, comme la distinction entre NGT-1 et 2, et d’autre part pas un politicien en charge n’est volontaire pour affirmer que OGM et NGT sont des technologies respectables et désirables dont les risques ne sont pas avérés, malgré toutes les recherches effectuées pour en déceler. Il faut magnifier des risques microscopiques pour montrer son courage de dompteur de dragon.
Simplifier la régulation est effrayant car il faut prendre position et faire des choix, comme toute simplification d’ailleurs.
Le « mainstream bienpensant » européen ayant décrété ces technologies comme sataniques, il est très improbable qu’elles soient appliquées un jour dans un continent devenu maladivement précautionneux.
On se contentera d’importer leurs produits, indispensables et inévitables.