Avec le retour de la Covid, il est toujours instructif de réfléchir, sur les tenants et les aboutissants de cette pandémie qui a bousculé nos vies. C’est ce qu’entreprend Yannick Bardie (1) au travers d’un commentaire sur le baromètre science et société réalisé par Ipsos pour l’Institut Sapiens. Enseignant et chercheur, docteur en Gestion des SI (MRM-SI), président d’Intelligence in LifeTM, Think Tank pour un développement clinique durable des produits de santé, ce chercheur-associé à la tête de l’Observatoire Science(s) et Société(s) de l’Institut Sapiens répond ici à nos questions.
The European Scientist : Le baromètre « science et société » Ipsos a été conçu pour l’Institut Sapiens. Pouvez-vous nous présenter cet outil dans les grandes lignes. D’où est venue cette initiative ? Pouvez-vous nous parler des principaux résultats de l’édition 2022 (2). Une édition plus récente a été présentée en 2024 (3) quelles variations avez-vous observées ?
Yannick Bardie : Le baromètre a été conçu comme un outil de mesure longitudinal du rapport des Français à la science et à la technologie. L’initiative est née du constat d’un paradoxe français : une attente forte vis-à-vis de la science, mais une défiance persistante envers ceux qui la produisent. L’édition 2022 révélait que :
- 72 % des Français considéraient la science et la technologie comme sources d’espoir ;
- 76 % faisaient confiance aux chercheurs publics et 68 % aux chercheurs privés ;
- mais 56 % doutaient de leur indépendance et 67 % préféraient se fier à leur cercle social plutôt qu’aux autorités scientifiques.
L’édition 2024 a confirmé cette ambivalence : les attentes restent élevées, mais la méfiance s’est accentuée vis-à-vis de la médiatisation des savoirs et du lien entre science, économie et politique. Cette évolution souligne le besoin d’une pédagogie de la transparence, mais aussi d’une reconquête de la confiance dans la parole scientifique.

TES. : Dans une étude (4) issue de ce baromètre vous étudiez le rapport science et technologie ainsi que de l’innovation et la Covid. Qu’avez vous mis en évidence ?
YB. : Tout d’abord je tiens à rappeler que l’étude est née du travail de l’Observatoire Science(s) et Société(s) de l’Institut Sapiens. Son objet : comprendre comment les discours scientifiques sont reçus, interprétés, voire détournés dans l’espace public. Je l’ai réalisée au titre de chercheur-associé de l’Institut Sapiens, dans la continuité de mes travaux académiques sur la réception des savoirs et des discours scientifiques, et dans le cadre d’une réflexion sur la gouvernance polycentrique des biens communs, à l’image de la santé selon Elinor Ostrom.
La pandémie a été un révélateur des interdépendances entre science, technique et innovation, mais aussi de leurs limites sociales et médiatiques. Elle a montré à quel point la science moderne s’appuie sur des interactions multiples : recherche fondamentale, biotechnologies, intelligence artificielle, plateformes de données, et politiques publiques de santé (de façon itérative et non pas linéaire).
Cependant, elle a également mis en lumière une crise de la compréhension scientifique : le public a découvert, parfois brutalement, que la science n’est pas un ensemble de certitudes, mais un processus de doute, d’essais et d’erreurs.
Un facteur aggravant fut la « dispute scientifique » télévisuelle, c’est-à-dire la mise en scène médiatique de débats d’experts contradictoires, souvent sortis de leur cadre méthodologique. Ce glissement d’un débat savant à un spectacle d’opinions profanes a eu des conséquences graves : il a brouillé la distinction entre méthode scientifique et controverse politique, nourri la défiance envers les institutions de recherche, et favorisé l’ultracrépidarianisme décrit par Étienne Klein.
Ainsi, la pandémie a révélé le besoin d’une médiation scientifique responsable, d’une pédagogie du doute et d’un retour à la vulgarisation de qualité, fondée sur la rigueur, la nuance et la transparence.
TES. : Vous distinguez entre scientisme et pragmatisme. Comment transposez vous ces concepts dans la pandémie ? Certains ont dénoncé une forme de covidocratie iriez-vous jusque là ?
YB. : La pandémie a révélé un clivage fondamental entre scientisme et pragmatisme.
Le scientisme, dans sa forme la plus rigide, érige la science en dogme : il considère la méthode expérimentale comme unique voie d’accès à la vérité, sans prendre en compte les dimensions sociales, politiques ou humaines de la décision.
À l’inverse, le pragmatisme reconnaît que la science est une pratique située, une activité humaine qui s’exerce toujours dans un contexte d’incertitude, de contraintes et d’ajustements successifs.
Durant la crise sanitaire, nous avons observé une tentation technocratique — parfois qualifiée de covidocratie -où la décision publique s’abritait derrière l’autorité scientifique sans expliciter ses fondements politiques ou éthiques. Mais il serait réducteur d’y voir une manipulation : il s’agissait plutôt d’un court-circuit entre la production du savoir et son usage dans l’urgence, révélant combien nos institutions peinent à articuler rigueur scientifique et souplesse d’action.
C’est précisément à cet endroit que se situe mon épistémè de chercheur, fondée sur l’abduction dans un constructivisme ingénierique — autrement dit, une posture de recherche-action. L’abduction, concept développé par Charles S. Peirce, désigne la logique de l’hypothèse créative, celle qui permet d’expliquer un phénomène inédit non par déduction ni induction, mais par la construction progressive d’un sens à partir de l’action.
Le constructivisme ingénierique, lui, considère que la connaissance ne se découvre pas seulement, elle se fabrique : elle émerge des interactions entre chercheurs, acteurs et situations concrètes.
Cette perspective est au cœur de l’ouvrage que je prépare, intitulé L’Homme d’action dans la recherche-action, qui explore la figure du chercheur non comme observateur neutre, mais comme acteur engagé dans la transformation du réel.
Face à la pandémie, cette approche rappelle que la science n’est pas un temple fermé, mais un atelier en mouvement : un lieu où l’on fabrique des réponses, provisoires mais fécondes, à des problèmes complexes.
TES. : Vous faites beaucoup référence aux travaux de Michel Foucault.
Y.B. : C’est là que la pensée foucaldienne me sert de boussole. Michel Foucault a montré que chaque époque repose sur une épistémé, un socle invisible de représentations qui définit ce qu’il est possible de penser.
Nous sortons, me semble-t-il, de l’épistémé du contrôle — celle de la mesure, de la production, de la rationalisation. Nous entrons dans une épistémé de la présence, où le savoir se construit dans la relation : entre soignant et patient, entre maître et élève, entre l’homme et le vivant.
L’austérité, dans ce cadre, n’est plus un ascétisme moral : elle devient une forme d’attention.
Elle est ce qui permet à la connaissance de rester habitable. Foucault disait dans L’Archéologie du savoir que « chaque société a son régime de vérité, ses types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ».
Aujourd’hui, je crois que notre tâche est d’inventer un régime de vérité fondé sur la présence, non sur la domination : un savoir qui soigne plutôt qu’il ne surveille.
C’est cette orientation qui guide l’ensemble de mes travaux — de la réflexion éthique sur la fin de vie à la formation des futurs pharmaciens — et qui, à travers l’austérité, cherche à rendre la science à nouveau humaine.
TES. : Vous concluez votre note sur les concepts de rigueur et d’austérité comme étant les piliers de la méthode scientifique, pouvez vous développer ?
YB. : La rigueur, c’est la fidélité à la méthode, à la reproductibilité et à la vérification. L’austérité, c’est la discipline intellectuelle, la résistance à la tentation du spectaculaire ou du verdict immédiat.
Ces deux vertus non techniques s’opposent à la « tyrannie du divertissement » décrite par Olivier Babeau : elles rappellent que la science exige du temps long, du doute et du silence. L’austérité est une forme de joie tout d’abord. Je n’ai jamais vu dans l’austérité une punition, mais un chemin d’affranchissement.
Loin des lumières criardes du monde et de son bavardage, j’ai trouvé dans la sobriété du geste et dans la mesure du mot une liberté profonde. Ensuite elle n’est pas tristesse : elle est la forme silencieuse de la justesse, la ligne claire par laquelle l’esprit s’accorde à la vérité de ce qu’il fait.
Dans mes années de formation, j’ai appris à me défier des facilités. Le confort intellectuel m’a toujours paru suspect — comme un tapis moelleux sous lequel on cache la poussière du réel. Je préfère la pierre nue sur laquelle on s’assoit pour penser, le silence dense où s’affrontent le doute et la volonté. Car c’est là, dans cette sobriété presque monastique, que naît la joie lucide du chercheur : celle d’avoir conquis, à la force du discernement, un fragment d’ordre dans le chaos.
Cette inclination pour l’austérité est aussi une esthétique de vie. Elle m’enseigne à ne rien accumuler, à ne rien céder aux simulacres du spectaculaire. Elle me ramène à la pureté de la méthode, à la rigueur comme ascèse, et à cette vigilance que j’appelle “vertu de l’attention”.
TES. : Cet épisode qui restera marqué dans les esprits n’est il pas aussi celui où l’on a oublié que la médecine n’était pas tout à fait la science même si elle s’appuie sur la méthode scientifique ?
YB. : Oui, la pandémie a rappelé que la médecine n’est pas la science : c’est un art pratique, fondé sur la science, mais guidé par le jugement clinique. Le bon médecin, disait déjà Canguilhem, est celui qui sait quand la science doit s’effacer devant l’expérience.
(1) http://yannickbardie.blogspot.fr/ ; ✉️ Lien biographique pour les partenaires internationaux ; https://www.linkedin.com/in/yannickbardie/ ; www.intelligenceinlife.org
(2) https://www.ipsos.com/fr-fr/69-des-francais-considerent-que-la-science-constitue-la-principale-reponse-aux-grands-enjeux
(3)
Quelle opinion des Français sur l’état actuel de la recherche et des chercheurs en France ?
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Les propos sont verbeux, relativistes et postmodernes, même si l’auteur est un chantre de la rigueur. L’austérité, en conclusion, est un concept étranger à la science.
Je ne comprends pas trop votre commentaire, mais comme vous je n’ai pas bien compris non plus l’article…
Sauf la fin, avec laquelle je suis d’accord. La médecine n’est pas une science exacte.