Depuis le 24 février 2022, la guerre russo-ukrainienne confirme le rôle central des drones armés dans toutes les dimensions du combat. Elle nous interroge plus largement sur la robotisation du champ de bataille, sur le concept de confrontation de haute intensité et sur la place de l’humain dans le prochain conflit.
Le combat de haute intensité à travers l’histoire et la robotisation du champ de bataille
La robotisation du champ de bataille n’a pas commencé avec la guerre d’Ukraine. Elle s’observe depuis deux décennies dans les conflits au Moyen-Orient avec l’usage de drones aériens tactiques en Irak, en Syrie, en Afghanistan, au Yémen, en Arménie. En 2020, durant le conflit opposant l’Azerbaïdjan à l’Arménie, l’usage massif de drones aériens d’observation, de drones kamikazes et de drones tactiques Turcs de type TB2 Bayraktar a donné l’avantage à l’Azerbaïdjan en quelques semaines seulement. Un grand nombre de chars et de véhicules blindés arméniens ont subi les attaques destructrices de drones kamikazes, ne laissant quasiment aucune chance aux équipages embarqués. Les pertes de l’armée arménienne ont été importantes, en très peu de temps, et sur une zone géographique réduite. C’est typiquement ce qui caractérise les conflits de haute intensité. La robotisation du champ de bataille est aujourd’hui le premier vecteur de la haute intensité sur le terrain.
Par ailleurs, on peut définir quantitativement l’intensité I d’un combat dans une zone donnée. Celle-ci s’exprime par l’égalité I = E / (S x T) où E désigne l’énergie du combat déployée sur la zone géographique S durant la période temporelle T. L’Energie de combat E tient compte de l’ensemble des munitions, balles, grenades, roquettes, bombes, missiles, tirés par les systèmes d’armes engagés durant la période T sur l’espace S.
Le concept d’intensité du combat est intemporel, applicable depuis que l’homme livre bataille. Dans l’histoire de France, nous avons connu de nombreux conflits de haute intensité. La bataille de Gergovie en 52 avant JC a opposé 6 légions de César, équipées de catapultes et de balistes, à l’armée gauloise de Vercingétorix, bien équipée elle aussi pour l’époque. Les assauts se sont déroulés dans des espaces géographiques et temporels très réduits avec beaucoup de combattants engagés au même moment, au même endroit, produisant de nombreux morts et blessés en peu de temps. Les guerres napoléoniennes ont donné lieu à des confrontations de haute intensité à l’image de la bataille de Borghetto le 30 mai 1796. Elle a opposé l’armée française de Bonaparte forte d’environ 27 000 hommes et une armée austro-napolitaine d’environ 19 000 hommes sur quelques dizaines de kilomètres carrés durant 24 heures. Plus près de nous, la guerre de 1914 – 1918 et ses batailles de tranchées meurtrières à Verdun, sont d’autres exemples emblématiques de conflits de haute intensité.
En 2023, l’intensité d’un combat doit se mesurer en tenant compte de toutes les dimensions physiques du combat : terrestre, aérien, naval, spatial mais aussi de toutes ses dimensions immatérielles : cyberespace, espace électromagnétique, dimensions cognitives et psychologiques du conflit. D’autres métriques déterminantes interviennent, notamment le taux de létalité L d’une bataille L = Ndcd / (S x T), où Ndcd désigne le nombre de morts enregistrées dans l’espace S durant la période T. Le taux de présence humaine H sur l’espace de combat S durant la période T est défini par l’égalité H = Nc / (S x T) où Nc désigne le nombre de combattants engagés dans S. Certaines métriques sont plus complexes à évaluer comme celle du consentement individuel K du combattant humain au sacrifice ultime. Ce consentement individuel au sacrifice évolue avec l’époque, la culture, la sociologie, la religion des personnels engagés. Il est l’un des facteurs qui accélère la robotisation de l’espace de combat sous le prisme du « prix du sang versé » sur les champs de batailles d’hier et d’aujourd’hui. Ces métriques ne sont pas des quantités indépendantes entre elles. Il existe des liens fonctionnels subtils qui les relient, qui orientent l’évolution et la morphologie des combats. Ce qu’il faut retenir c’est que l’intensité et l’énergie du combat sont liées au taux de létalité, au taux de présence humaine et au consentement individuel au sacrifice ultime.
La guerre russo-ukrainienne marque le retour des conflits « symétriques » de haute intensité sur le continent européen. Elle confirme une tendance de fond qui s’accentue et s’accélère à chaque nouveau conflit : l’engagement continu de systèmes robotisés armés de plus en plus efficaces sur le terrain, avec des boucles de retour d’expérience très courtes et de l’adaptation permanente des systèmes engagés. L’innovation dans les systèmes d’armes s’effectue en temps réel, parallèlement au déploiement des versions antérieures. L’Ukraine bénéficie des livraisons d’armes de ses alliés occidentaux alors que la Russie déploie ses propres systèmes avec le soutien plus ou moins marqué de l’Iran, de la Corée du Nord et potentiellement de la Chine. La guerre d’Ukraine devient l’épicentre d’une confrontation symétrique d’armements et de technologies de haut niveau, vecteurs de haute intensité sur la zone de front et des actions de combat situées plus en profondeurs, de part et d’autre. Il faut souligner le rôle déterminant des drones aériens kamikazes, des drones tactiques, des drones de renseignement utilisés pour la détection de cibles et pour améliorer la précision des tirs de l’artillerie. Le triplet ukrainien « Drone Turc TB2 Bayraktar + systèmes satellitaires STARLINK fournis par Elon Musk + Artillerie ukrainienne » a provoqué de lourdes pertes du côté russe. Plusieurs milliers d’équipages de chars et blindés ont été détruits par les drones d’attaque ukrainiens et de manière réciproque, les drones kamikazes russes LANCET [1] et iraniens SHAHED [2] ont neutralisé un grand nombre d’unités blindées ukrainiennes, de systèmes radars, et de systèmes anti-aériens. Les deux armées ont creusé des tranchées qui, contrairement aux tranchées de Verdun, n’offrent désormais plus aucune sécurité face aux mini drones kamikazes. Ces derniers délivrent des grenades à la verticale de la position des soldats, avec une précision centimétrique ! On retrouve dans ces tranchées modernes la même « hyper létalité » qui décimait les combattants de 1915 montant à l’assaut sous le feu des mitrailleuses ennemies…
Les robots et drones armés posent désormais clairement la question de la place de l’homme dans un espace de combat sur lequel il n’a que très peu de chance de survie face aux machines de l’adversaire. Ce déséquilibre des chances de survie nous renvoie à notre extrême fragilité corporelle, qui n’a pas changé depuis le début de l’histoire des guerres, et qui doit nous interroger sur l’éthique de l’engagement : Est-il éthique, aujourd’hui, d’envoyer au combat un groupe de soldats humains face à une unité robotisée armée ennemie, constituée de mini drones aériens kamikazes qui accélèrent de 0 à plus de 200 km/h en moins d’une seconde et qui détectent toute présence humaine en quelques millisecondes ? Les chefs militaires américains ont déclaré que cet ordre n’était pas éthique et qu’il fallait adapter les doctrines.
La troisième révolution de l’art de la guerre transforme les doctrines militaires
Les progrès de la recherche et les innovations technologiques se diffusent très rapidement vers l’industrie de l’armement. La robotisation du champ de bataille est une réalité qui transforme en profondeur les opérations militaires et oblige toutes les armées du monde à réadapter leurs doctrines [3]. La place de l’homme sur le champ de bataille évolue désormais sous l’effet conjugué des progrès de l’intelligence artificielle, de la robotique, des capteurs optroniques, des matériaux, des moyens de communications et du consentement individuel à l’engagement.
Au niveau cognitif et psychologique, la mise en œuvre de robotique armée influence le consentement du combattant humain au sacrifice ultime puisqu’il se trouve désormais confronté à des systèmes qui ne lui laissent que très peu de chance de survie, dans un duel contre la machine. Le déploiement massif de robots et de drones armés contribue à expulser le combattant humain hors de la première ligne de contact avec l’adversaire pour le remplacer par des systèmes téléopérés ou semi-autonomes.
Les robots peuvent intervenir efficacement dans tous les milieux, sur terre, dans les airs, en surface, sous l’eau, dans l’espace et le cyberespace. Il s’agit bien d’une troisième révolution, à l’instar les deux premières révolutions qui ont transformé l’art de la guerre : l’invention de la poudre à canon au 7eme siècle en Chine et de la bombe atomique en 1945.
Les conflits sont des terrains d’expérimentation en vraie grandeur de nouveaux systèmes d’armes. Ils sont aussi des sources de données essentielles au retour d’expérience. L’écosystème militaire impose des RETEX (retours d’expériences) systématiques et sait tirer les enseignements d’un dispositif qui n’a pas fonctionné ou d’une doctrine périmée. Toutes les armées du monde s’adaptent en permanence, corrigent leurs erreurs quand elles en font, et cherchent à optimiser leurs modes opératoires. C’est une question de survie sur le terrain…
Plusieurs facteurs se conjuguent pour amener les armées à réviser leurs doctrines : l’effet de levier de puissance associé à robotisation du champ de bataille est le premier de ces facteurs. Le second facteur est celui du « prix du sang » évalué dans les démocraties occidentales. Concrètement, Il serait difficile, pour un chef d’Etat européen, de prendre la responsabilité pleine et entière d’un engagement militaire de type « bataille de Verdun 2.0 » provoquant des dizaines de milliers de morts par semaine. Ce ne serait ni éthique, ni tenable dans le temps. Même les régimes autoritaires, par nature faiblement démocratiques, sont confrontés au prix du sang et à son inflation généralisée. Nos générations n’acceptent plus aussi facilement qu’en 1914 de sortir d’une tranchée face à la mitraille, surtout lorsqu’une machine existe pour endosser ce risque, même partiellement. Le troisième facteur est l’arrivée sur l’espace géopolitique mondial de nouveaux « joueurs » face au trio leader (USA, Chine, Russie). Ces nouveaux compétiteurs forment un second cercle de puissances militaires et sont extrêmement efficaces dans leur développement militaro-industriel. La Turquie, L’Iran, La Corée du Nord, Israël, l’Inde font partie de ce second cercle évolutif qui vient bousculer les équilibres établis et les rapports de forces historiques. Chacune de ces nouvelles puissances développe une base industrielle extrêmement efficace en robotique militaire (terre, Air, Mer) et prend des parts de marchés face au trio leader. L’exemple le plus marquant est sans doute celui de la Turquie [4] avec ses succès répétés en matière de robotique aéroterrestre [5], notamment ceux du fameux drone TB2 Bayraktar [5] très apprécié par les forces ukrainiennes, depuis le mois de février 2022. Les stratèges Turcs ont parfaitement compris et intégré les évolutions actuelles du combat de haute intensité, les besoins des forces armées sur le terrain et les stratégies gagnantes. Il faut produire massivement des systèmes robotisés efficaces, facilement déployables, facilement actionnables, tout en cassant les prix. On peut parler d’une forme « d’Uberisation » de la base industrielle de défense au regard des progressions à deux chiffres du constructeur aéronautique Baykar [7] et de son succès mondial.
Les nouveaux défis de sécurité sur le champ de bataille
Tous les mécanismes des règles d’engagement militaire sont impactés par la robotisation. Ce qui constituait jadis une ligne de défense robuste ne l’est plus du tout aujourd’hui. Quotidiennement, des dizaines de jeunes soldats russes et ukrainiens perdent la vie au fond d’une tranchée de type Verdun, neutralisés de manière très rudimentaire par un mini drone aérien commercial de quelques centaines d’euros, porteur de grenades. Plus aucune tranchée ne constitue un refuge sécurisant pour le combattant humain… La guerre russo-ukrainienne nous a montré aussi toute la vulnérabilité des longues colonnes de chars et blindés progressant lentement, sur une route surveillée par les drones et satellites de l’adversaire. Le nombre d’équipages de chars de combat russes neutralisés dans leur cabine sans avoir tiré une seule munition est vertigineux… Des drones aériens kamikazes rudimentaires coûtant quelques milliers d’euros détruisent chaque jour, de part et d’autre des lignes de front, des systèmes d’armes de centaines de milliers de dollars, ou de millions de dollars quand il s’agit de batteries de missiles ou de systèmes radars sophistiqués. Ce déséquilibre des coûts « offensifs vs défensifs » donne un net avantage à l’attaquant qui dispose d’escadrilles de drones armés rudimentaires, efficaces et multipliables à l’infini. A l’issue de ce conflit, les retours d’expériences russe, ukrainien, mais aussi américain, chinois, français seront certainement très similaires aux préconisations suivantes :
- Il faut déporter, autant que faire se peut, les équipages des chars de combats en dehors du véhicule qui doit désormais être conçu comme un système télé-opérable.
- Chaque char ou blindé évoluant en zone contestée a besoin d’un système de couverture aérienne individuel assuré par des drones chasseurs de drones à activation automatique.
- Chaque combattant humain pénétrant dans un espace contesté doit être doté de ses propres mini drones d’observation et mini drones de protection tueurs de drones.
- Au niveau offensif, il faut rechercher la saturation maximale de l’espace de combat et l’intensité optimale adaptée à chaque cible.
- Au niveau défensif, les positions statiques et les manœuvres lentes doivent être révisées en tenant compte des nouvelles menaces de type essaims et escadrilles robotisées autonomes.
- Les centres de commandement et de contrôle doivent intégrer au plus vite les nouveaux outils d’aide à la décision, d’optimisation, d’analyse automatique des données pour le renseignement, en s’appuyant sur de l’IA de qualité militaire.
Ces évolutions doivent intervenir en complément du renforcement de notre dissuasion nucléaire qui s’avère indispensable aujourd’hui et du développement de nos capacités satellitaires. On notera que, depuis plus d’un demi-siècle, chaque Président de la République a su maintenir cette dissuasion à un très bon niveau opérationnel. Notre statut de puissance nucléaire nous confère une position particulière (et solitaire) au sein de l’Europe, face à la crise actuelle. Pour terminer sur une note prospective (ce qui est toujours hasardeux…), on peut parier en ce début d’année 2023 sur les tendances suivantes :
- T1 : Une forte augmentation de l’intensité du combat et une baisse du taux de présence humaine dans la zone de première confrontation,
- T2 : Une augmentation régulière de la précision des tirs de roquettes guidés conjointement par satellites et drones,
- T3 : L’arrivée imminente et généralisée d’armements et missiles hypersoniques (vitesse supérieure ou égale à Mach5) obligeant à revoir en profondeur les systèmes de défense.
- T4 : L’arrivée imminente d’essaims et d’hyper essaims armés (plus de 10000 drones en essaim), fortement autonomes, évoluant à très haute vitesse (plus de 200km/h),
- T5 : L’arrivée imminente d’unités robotisées hétérogènes coalisées sur une même cible, par exemple des escadrilles de drones maritimes de surface, de drones sous-marins, de drones aériens convergeant toutes sur un navire ennemi ciblé pour neutralisation,
- T6 : Des unités mobiles de fabrication de drones kamikazes par impressions 3D, transportables aux plus près du théâtre des opérations,
- T7 : Des opérations de plus en plus puissantes dans le cyberespace ciblant les vulnérabilités de tous les robots dont on vient de parler,
- T8 : Des opérations de haute intensité dans l’espace électromagnétique, de brouillage et de déception des systèmes ennemis,
- T9 : Des opérations d’influence dans l’espace informationnel à grande échelle, soutenues par l’intelligence artificielle et notamment par des outils du type ChatGPT en version kaki,
- T10 : Une augmentation de la militarisation de l’espace avec de forts enjeux de présence permanente sur la Lune puis, à plus long terme, sur Mars.
J’ai bien conscience que ces prévisions peuvent susciter de l’anxiété mais elles correspondent aux évolutions observées en 2022. Elles illustrent aussi l’adage antique « Si vis pacem, parra bellum (Si tu veux la paix, prépare la guerre) » et le mot intemporel d’Ernest Renan « Les vrais vaincus de la guerre, ce sont les morts ».
Liens et références
[1] Drone russe ORLAN : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Zala_Lancet
[2] Drone kamikaze iranien SHAHED : https://fr.wikipedia.org/wiki/HESA_Shahed_136
[3] Doctrine japonaise : https://www.opex360.com/2023/01/07/le-japon-envisage-de-remplacer-ses-helicopteres-de-combat-par-des-drones-dattaque/
[4] Doctrine militaro industrielle turque
https://www.defensenews.com/unmanned/2023/01/05/turkey-orders-ulaq-naval-drone-from-shipyard-ares/
[5] Drone Turc TB2 Bayrtaktar :
[6] Drone tactique Turc Bayraktar KIZILELMA :
[7] Constructeur BAYKAR : https://www.baykartech.com/en/
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Encore plus effrayant que l’IA Militaire, l’IA Président de la République ?
Merci pour cet article. L’importance des drones téléopérés doit nous amener à réfléchir à leur intégration dans l’ordre de bataille. c’est que les drones ne remplacent pas à proprement parler des armes plus ancienne, ils complètent l’arsenal./
Pour les drones aériens classique, il suffit de créer des unités de drones en marge des unités aériennes dotés d’engins habités. Pour les drones aérien d’escorte, c’est plus compliqué parce qu’ils sont censés voler en formation plus ou moins élargie. Pour les drones terrestres de grande taille, ceux qui vont de la taille du chien robot spot au blindé Thémis, le problème est plus épineux./
Va-t-on devoir créer des compagnies de drones à trois sections vulcains?
A lire sur le site de la Revue Conflit // Robotique terrestre. Déjà une réalité sur les champs de bataille, encore un défi collectif
Lien: https://www.revueconflits.com/robotique-terrestre/