L’appréciation d’un danger est subjective. Cela peut mener à de graves erreurs de jugement si ne lui est pas associée la notion de risque, c’est-à-dire de la probabilité que l’exposition à ce danger se concrétise par des dommages. L’esprit humain réagit de manière instinctive au danger si celui-ci est évident et immédiat. A moins d’être fou ou suicidaire, personne ne se jette volontairement du haut d’une falaise, ou ne laisse sa main dans le feu. Par contre il n’est pas en mesure d’évaluer spontanément la nature et l’importance de dangers auxquels il est exposé, mais dont les dommages ne se concrétiseront pas dans l’immédiat, et c’est donc pour cette catégorie de dangers qu’il est le plus nécessaire de faire des estimations de risques.
Chacun sait aujourd’hui que l’exposition aux rayonnements ultraviolets (du soleil ou ceux d’une salle de bronzage) ou à la fumée du tabac entraînent un danger d’apparition de cancers : les rayonnements UV peuvent provoquer des cancers de la peau, et la fumée du tabac des cancers du poumon et de la vessie. D’autre part chacun admet intuitivement que le risque d’apparition d’un cancer pour un individu est en moyenne d’autant plus fort que les quantités (doses) reçues (absorbées) d’un produit dangereux sont fortes. Et c’est bien la règle dans l’essentiel des cas. Il existe cependant quelques cas pour lesquels la réalité pourrait peut-être aller à l’encontre de cette intuition, par exemple celui très complexe des perturbateurs endocriniens, mais on manque actuellement de données pour les très faibles doses pour le confirmer (1). Pour aller plus loin, et estimer le risque d’apparition des dommages qu’un danger représente, ce risque doit donc être quantifié le plus précisément possible par des médecins spécialisés en fonction des doses reçues. C’est ce qu’on appelle établir des relations doses-effets.
Les risques sont estimés par des méthodes statistiques, c’est-à-dire en probabilité de concrétisation du dommage (cancer dans les cas du rayonnement UV et de celui du tabac) selon les quantités (doses) reçues (absorbées), immédiatement ou sur le long terme. Pour réaliser ces estimations, exprimées en risque relatif, c’est-à-dire en % d’excès de risque par rapport au risque « normal », il faut pour chaque type de danger comparer lors d’examens cliniques des «cohortes» suffisamment larges de personnes exposées à des degrés (doses) divers, à des cohortes aussi larges de personnes non exposées. Plus la dose absorbée est faible, et donc plus le risque est en principe faible, plus les cohortes examinées doivent être larges. Ainsi, il est possible de faire des recommandations, qui seront ou non suivies, en fonction du risque qu’un individu concerné est prêt à prendre. Malheureusement cette estimation du risque n’est qu’une probabilité que le danger se concrétise pour un certain pourcentage de la population exposée en fonction des doses absorbées, et elle ne peut donc pas désigner nommément les individus qui seront atteints. Chaque individu, selon son tempérament, peut penser qu’il ne fera jamais partie de ce pourcentage, ou qu’il s’y trouvera obligatoirement, ou peut même être indifférent à ce danger, d’où la grande difficulté pour lui de changer de comportement.
Le but de cet article est de mettre en regard deux types de dangers, ceux créés par la radioactivité et ceux créés par la pollution atmosphérique. Ils font souvent en ce moment la une des médias. Mais leur nature reste toujours largement incomprise par l’opinion publique, en grande partie du fait du refus des médias de faire de la pédagogie sur ces sujets, et le citoyen peine à s’y retrouver devant des discours contradictoires. Il existe donc un très gros écart entre les risques réels et les risques perçus par cette opinion. C’est ce qu’on appelle un biais cognitif.
Les dommages créés par la radioactivité sont, en fonction des doses reçues, la mort à court terme à de très fortes doses, puis, jusqu’à des doses dix fois inférieures à la dose létale, des cancers, des maladies cardiovasculaires et des troubles de régénération de certains tissus, et à long terme, aux faibles doses, uniquement des cancers, cancer solide ou cancer du sang (leucémie).
Ceux créés par la pollution atmosphérique sont, en fonction des doses reçues, la mort rapide par asphyxie aux très fortes doses, par exemple lors de l’inhalation des fumées d’un incendie en milieu fermé, et à long terme pour des doses plus faibles, des maladies bronchopulmonaires et cardiovasculaires, ainsi que des cancers pulmonaires.
Nous n’examinerons pas le domaine des très fortes doses, car celles-ci ne sont reçues que dans un très petit nombre de cas, en situation accidentelle, et elles concernent un nombre très limité de personnes. Ce domaine relève du secours immédiat. Nous traiterons donc seulement des doses faibles à très faibles, ayant des effets à long terme. Ce sont celles qui angoissent le plus le grand public, car il n’a pas de repère permettant de savoir à quoi s’attendre, et quand il est exposé.
Pour le nucléaire, le domaine des faibles doses est défini, selon l’UNSCEAR*, selon une échelle allant de 20 millisieverts (mSv) à 200 millisieverts de dose efficace reçue **, et celui des très faibles doses par une dose efficace reçue inférieure à 20 mSv.
Pour la pollution atmosphérique, la situation est plus complexe, car elle est constituée de molécules et de particules d’origines très variées. Les médecins spécialisés estiment cependant que la densité dans l’air inhalé, en µg/m3, des particules dites fines (en Anglais particulate matter (PM)), et surtout de celles, très fines, dont le plus grand diamètre est de 2,5 µm, appelées PM 2,5, est un bon indicateur des risques courus. Il n’y a pas ici de convention pour distinguer les faibles et les très faibles doses.
Dans les deux cas, les médecins spécialisés utilisent, pour évaluer le risque supplémentaire de décès par maladie concernée dans une cohorte exposée, par rapport au risque de décès par la même maladie dans une cohorte non exposée, une relation dite linéaire entre la dose reçue et l’excès de risque, c’est-à-dire une proportionnalité. Cette relation linéaire résulte de la comparaison des observations cliniques entre cohortes exposées et cohortes non exposées. Elle ne représente bien sûr qu’une estimation statistique de la tendance de l’ensemble des observations.
Pour la radioactivité, cette relation est relativement bien assurée au-dessus de 100 mSv, mais ne l’est plus en-dessous : en effet l’excès de risque devient alors tellement faible qu’il devient impossible de l’estimer par rapport aux risques d’avoir contracté les mêmes maladies dans des cohortes non exposées, donc par d’autres causes, sauf peut-être en examinant des cohortes extrêmement nombreuses, impossibles à prendre en compte dans la pratique. Cette situation est comparable à la recherche d’un signal sonore précis dans un bruit de fond dont l’intensité moyenne lui est largement supérieure. D’autre part, les cancers radio-induits ne peuvent pas être distingués cliniquement des cancers non radio-induits. On ne peut donc pas exclure formellement qu’à très faible dose quelques cancers radio-induits ne s’ajoutent pas à l’ensemble des cancers normalement observés, mais il s’agit là d’une affirmation gratuite, car il est impossible de le prouver. Il est sûr par contre qu’ils ne pourraient être qu’en nombre très faible, statistiquement insignifiant.
Il est d’usage alors de prolonger arbitrairement la relation linéaire en-dessous de 100 mSv, c’est ce qu’on appelle la relation linéaire sans seuil (RLSS). Le risque ainsi calculé est extrêmement faible. Mais il est très probable, comme le rapporte la très grande majorité des médecins du nucléaire, que cette méthode surestime pourtant le véritable risque dans des proportions très importantes. Cette convention correspond donc à une pratique de précaution, car personne n’a constaté sans ambigüité d’effet notable en dessous d’une dose reçue de 100 mSv (2,3,4).
Dans le cas de la pollution atmosphérique, la relation linéaire est relativement bien assurée au-dessus de 10 µg/m3 de PM 2,5 dans l’air inhalé, beaucoup moins en-dessous. Néanmoins une grande majorité des médecins spécialisés estime que dans ce cas, contrairement à celui de la radioactivité, il y a des arguments pour conserver la linéarité (5).
Nous utiliserons ici malgré tout la relation linéaire sans seuil pour comparer les risques de la radioactivité et de la pollution atmosphérique, en gardant toutefois en tête qu’elle prend en compte dans le cas de la radioactivité des risques qui ne sont pas du tout établis aux doses efficaces inférieures à 100 mSv.
On observe que les pentes de ces relations linéaires sont assez voisines. Plus précisément, le risque de mourir d’un cancer solide augmente de 5 % par Sv de dose efficace absorbée pour la radioactivité, tandis que le risque de mourir de maladie pulmonaire, de maladie cardiovasculaire ou de cancer solide augmente de 7 % par incrément de 10 µg/m3 de PM 2,5 inhalé en permanence (5,6).
En termes d’excès de mortalité provoqués par ces causes, on constate qu’il est alors plus risqué de vivre 50 ans à Paris là où les doses de particules fines sont en permanence de l’ordre de 50 µg PM 2,5 par m3, soit actuellement par endroits au contact des grands axes de circulation automobile, que de vivre 50 ans dans les zones de Fukushima où les doses reçues de radioactivité sont actuellement de 50 mSv/an, et qui ont été évacuées pour cette raison. Cette différence est d’autant plus marquée que pendant ce laps de temps la radioactivité aura été divisée naturellement par un peu plus de 3 à Fukushima, même sans utiliser de techniques de remédiations, tandis que la pollution a peu de chance d’être divisée par 3 pendant ce temps à Paris.
Pourquoi alors ne pas évacuer les nombreux Parisiens vivant en permanence dans ces conditions ? Ou, à l’inverse, pourquoi avoir créé des zones d’exclusion à Fukushima, si le danger y est moins grand que de vivre au contact de certains grands axes de circulation parisiens ?
Les populations exposées en permanence à 50 µg/m3 de PM 2,5 se comptent par centaines de millions dans les mégapoles de la planète, en particulier en Asie du Sud-Est, tandis que celles qui auraient pu vivre dans les zones actuelles d’exclusion de Fukushima ne se seraient comptées que par dizaines de milliers.
La pollution atmosphérique représente donc globalement à l’échelle de la planète, des risques considérablement plus grands que ceux de la radioactivité. C’est bien ce que constate l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), qui considère que la pollution atmosphérique fait de 7 à 8 millions de morts chaque année sur la planète (7), alors qu’elle ne fait aucune mention de la radioactivité dans ses statistiques.
De tels chiffres impressionnent s’ils sont livrés à l’état brut. Il faut cependant réaliser que dans les deux cas, il ne s’agit aucunement de morts immédiates, mais d’une perte d’espérance de vie : Elle serait en moyenne de l’ordre de 8 mois en France pour la pollution atmosphérique, mais quand même de l’ordre de 10 ans pour les personnes les plus exposées (8). C’est parce que le nombre de personnes touchées est très grand (9 personnes sur 10 dans le monde selon l’OMS) que le nombre de morts en raison de cette pollution est si grand. Dans le cas de la radioactivité, même dans le cas des seuls accidents du nucléaire civil ayant «contaminé» à ce jour des surfaces importantes et affecté les populations, Tchernobyl en 1986 en Ukraine, et Fukushima en 2011 au Japon, la diminution de l’espérance de vie est plus faible . C’est ainsi que l’UNSCEAR (9) estime qu’à Fukushima, la probabilité qu’il y ait des morts prématurées du fait de la radioactivité est quasi-nulle.
Par contre, la peur de la radioactivité a eu et aura encore de très graves conséquences. A cet égard, il faudrait revoir les règles d’évacuation en cas d’accident affectant les populations, les évacuations non maîtrisées représentant l’essentiel du danger, et non la radioactivité (10), mais c’est un autre sujet.
La pollution atmosphérique représente donc à l’échelle de la planète un risque de mortalité de l’ordre de dix mille fois plus élevé pour les populations que la radioactivité, en incluant pour cette dernière la contribution de Tchernobyl et de Fukushima.
Pourquoi l’opinion publique est-elle alors terrifiée par la radioactivité, mais ne s’inquiète pas vraiment de la pollution atmosphérique, sauf depuis peu ? C’est parce qu’ici intervient le biais cognitif que nous avons mentionné dans l’introduction. Ces biais ont été recensés (11). Parce qu’ils sont instinctifs, ils sont très difficiles à combattre par la communication scientifique (12). Ils sont même présents chez beaucoup de scientifiques quand ils ne sont pas spécialistes de ces questions. A risque égal et même très supérieur, les dangers familiers, compréhensibles, sont instinctivement beaucoup mieux acceptés que ceux qui le sont moins. Les dangers très médiatisés sont aussi beaucoup moins acceptés que ceux qui ne le sont pas. J’ai un jour demandé à de brillants étudiants Allemands, à l’occasion d’un séminaire, de m’expliquer pourquoi ils n’avaient pas peur du charbon, dont la pollution tuait de toute évidence beaucoup en Allemagne, alors qu’ils avaient si peur du nucléaire, qui ne tuait guère. La réponse a été, nous sommes habitués au charbon depuis deux siècles, nous vivons avec en permanence, et on ne nous parle jamais de ses risques. C’est tout le contraire pour le nucléaire. Et c’est là qu’interviennent les médias et la politique, qui pendant des années ont attisé à dessein la peur de la radioactivité, se sont refusés à faire de pédagogie à ce propos, et ne se sont guère préoccupés de la pollution atmosphérique.
Cette comparaison des risques entraînés par la pollution atmosphérique avec ceux entraînés par la radioactivité, en fournissant un repère familier, celui de la pollution atmosphérique, devrait permettre à chacun de relativiser les dangers de la radioactivité. Manquons-nous de bon sens au point d’être terrifiés par un risque qui à l’analyse se révèle beaucoup plus faible qu’un risque que nous acceptons depuis des siècles, et qu’avec l’expérience nous avons appris à cerner ?
Pouvons-nous espérer qu’enfin les médias et les politiques fassent le travail qui devrait être le leur et qu’ils n’ont pas jusqu’à présent voulu faire : informer objectivement les citoyens, et les protéger des dangers, au lieu d’aggraver les conséquences de ceux-ci par la peur et la désinformation ?
Remerciements : un grand merci à Virginie Tournay, Roland Masse et Jean-Phillipe Vuillez pour les discussions que nous avons eues au sujet de cet article.
Notes :
*UNSCEAR = United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiations
C’est un organisme international né en 1955 à la suite de la résolution 913 (X) de l’Assemblée générale des Nations unies. Son organisation, son mandat et son fonctionnement sont similaires à ceux du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’Evolution du Climat (GIEC) dont ils partagent le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) en tant qu’organisme de tutelle.
** Le sievert (Sv) est l’unité de dose absorbée efficace des rayonnements nucléaires. L’unité de dose absorbée est le gray (Gy) qui vaut un joule par kilogramme (J/kg), mais les effets biologiques (l’efficacité) de la dose reçue varient en fonction de la nature du rayonnement, mais aussi des organes qui le reçoivent. La dose efficace est une fonction de tous ces facteurs après pondération par des coefficients. C’est la seule grandeur à prendre en compte pour prédire les effets biologiques.
Bibliographie
1-Institut de veille sanitaire (InVS), 2018 : Les perturbateurs endocriniens
2-La relation linéaire sans seuil : Une mise en œuvre du principe de précaution http://www.laradioactivite.com/site/pages/larelationlineairesansseuil.htm
3-Calabrese,E. 2009 : Archives of Toxicology, 83(3):203-25 · March 2009 https://www.researchgate.net/publication/24044842_The_road_to_linearity_Why_linearity_at_low_doses_became_the_basis_for_carcinogen_risk_assessment
4-Pierre Bey, Jean-Pierre Gérard, Martin Schlumberger : Faut-il avoir peur de la radioactivité ? Odile Jacob 2013
5-Hoek et al,2013 : Long term air pollution and cardio-respiratory mortality. Environmental Health 12, 43, 2013
6-Masse, R., 2017 : Coût sanitaire de l’énergie. https://www.sauvonsleclimat.org/fr/presentation/etudes-scientifiques/3534-cout-sanitaire-de-lenergie 2017
7- OMS , communiqué de presse 2018 : Neuf personnes sur 10 respirent un air pollué dans le monde http://www.who.int/fr/news-room/detail/02-05-2018-9-out-of-10-people-worldwide-breathe-polluted-air-but-more-countries-are-taking-action
8- Les études épidémiologiques et toxicologiques de référence: https://www.atmosud.org/article/lair-et-la-sante/page/0/1
9- UNSCEAR 2013, report to the general assembly, scientific annex A : Levels and effects of radiation exposure due to the nuclear accident after the 2011 great east-Japan earthquake and tsunami
http://www.unscear.org/docs/reports/2013/13-85418_Report_2013_Annex_A.pdf
10- Nifenecker, H.,2015 : review of post-nuclear-catastrophe management. Reports on Progress in Physics, 78, 7
11- Dauphiné A.et Provitolo D. 2013 : dans Risques et catastrophes. Observer, spatialiser, comprendre, gérer, chapitre 5. Armand Colin, Paris
https://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=ARCO_DAUPH_2013_01_0131
12- Tournay,V., 2018 :Substances préoccupantes à l’état de traces : une communication scientifique sensible…