Il n’y a plus un jour qui passe désormais sans que l’on ne se rende compte de l’importance grandissante de la politique scientifique au sein de l’UE. C’est d’autant plus vrai pour les choix que font les décideurs par rapport à la transition énergétique. Une des questions fondamentales à ce sujet est alors de savoir s’il est légitime de faire passer la politique et/ou l’idéologie avant la science et ses applications technologiques (1). L’engouement dont fait preuve Bruxelles pour l’hydrogène pourrait être un bon cas de figure pour illustrer cette problématique.
Oui à l’Hydrogène, disent les politiques
Comme nous le rapportions récemment, l’Allemagne va tester un train à hydrogène en 2024, baptisé du joli nom de Mireo Plus H et muni de batteries à l’hydrogène et des batteries lithium-ion il affiche une autonomie de 600 km, pour une vitesse maximale de 160 km/h. Belle affiche en perspective qui s’inscrit dans l’initiative de l’UE intitulée « stratégie de l’hydrogène pour une Europe climatiquement neutre » (2)
Dans une note de synthèse sur ce programme, on lit que l’hydrogène subit un regain d’intérêt dans le monde car elle « peut servir de matière première, de carburant, de vecteur énergétique et de solution de stockage » et ses applications peuvent être nombreuses ( industries, transports, électricité et bâtiments). Ce qui la rend encore plus intéressante, c’est que « son utilisation ne cause pas d’émissions de CO2 et pratiquement pas de pollution atmosphérique. Il constitue donc une solution pour décarboner les processus industriels et les secteurs économiques dans lesquels la réduction des émissions de carbone est à la fois urgente et difficile à réaliser. » Les auteurs du rapport affirment que « Ces caractéristiques font de l‘hydrogène un élément essentiel, tant pour soutenir l’engagement d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 pris par l’UE que dans le cadre des efforts déployés au niveau mondial pour mettre en œuvre l’accord de Paris tout en s’efforçant de concrétiser l‘ambition zéro pollution. »
Il est important de souligner pour le lecteur que toutes les productions d’hydrogène ne se valent pas. Aussi pour les auteurs du rapport il est assez clair que : « La priorité pour l’UE est le développement de l’hydrogène renouvelable, produit principalement à partir d’énergie éolienne et solaire. L’hydrogène renouvelable est l’option la plus compatible avec l’objectif à long terme de neutralité climatique et l’ambition zéro pollution de l’UE et la plus cohérente avec un système énergétique intégré. » Une stratégie qui sera créatrice d’emploi et qui a été ratifiée par le Conseil européen des 10 et 11 décembre 2020 dans un texte de 14 pages (3). Les signataires se sont mis d’accord au final pour ratifier cette phrase plutôt absconse : « Poursuivre l’élaboration et l’opérationnalisation de la stratégie de l’UE en matière d’hydrogène, en traçant la voie vers les objectifs de la feuille de route avec l’aide de programmes communs et de manière rentable tout en respectant la priorité du principe de l’efficacité énergétique en premier lieu, de l’utilisation directe des énergies renouvelables et de l’électrification, en particulier à partir de sources renouvelables. »
Hydrogènes, moi non plus ! Répondent des ingénieurs
Or, si ces promesses évoquées semblent séduisantes sur le papier, nous allons voir que de nombreuses questions se posent qui illustrent la complexité du sujet ; les experts soulignent la difficulté de mettre en oeuvre cette solution, notamment des ingénieurs qui sont – pour reprendre les mots du physicien et philosophe Etienne Klein – sont les « intellectuels de l’agir technologique ». Or pour une fois ceux-ci se sont exprimés et ils n’y vont pas avec le dos de la cuiller.
Ainsi, dans un texte intitulé le fil perdu de la filière hydrogène dans lequel il décompose les différentes problématiques liées à la production d’hydrogène, Michel de Rougemont évoque un chiffre qui donne le vertige :
Produire de l’électricité pour mettre à disposition du secteur du transport autant d’énergie qu’aujourd’hui mais sous forme d’hydrogène, soit 119 EJ (exajoules, 1018 Joules), nécessiterait la construction de 3240 centrales nucléaires modernes de 1600 MW chacune, ou 6,2 millions d’éoliennes de 3 MW, ou 283 000 km2 de panneaux photovoltaïques en un endroit bien placé (pas en Suisse qui ne fait que 41 285 km2). Et ce sera encore plus dans l’avenir car la croissance le demandera. Ne serait-ce que pour produire de l’hydrogène, le parc nucléaire mondial devrait être 6 fois plus grand qu’aujourd’hui, ou alors il faudrait 12 fois plus d’éoliennes qu’il y en a actuellement dans le monde, ou des surfaces de panneaux solaires 24 fois plus étendues.
Loin d’être isolé, l’ingénieur vient d’être rejoint par le professeur Samuel Furfari (4), auteur de l’ouvrage l’Utopie de l’hydrogène dans lequel il dénonce :
« la Commission européenne a ignoré 51 ans de recherche de haut niveau, y compris par ses propres services, pour essayer de mettre en œuvre une nouvelle politique afin d’aider les Allemands à réaliser leur vision de la transition énergétique. Je démontre, avec l’aide de la chimie et de la physique, que la Commission européenne commet une grave erreur en mettant de côté des décennies de recherche sur l’hydrogène par ses propres fonctionnaires. Cette stratégie de l’hydrogène est une simple décision idéologique pour sauver l’EnergieWende allemand, qui n’a aucun sens d’un point de vue scientifique et économique, sauf si les réacteurs nucléaires à gaz à haute température (HTGR) deviennent disponibles sur le marché un jour.» (5)
Et pour appuyer le combat de son ouvrage, Furfari a lancé une initiative intitulée « « Hydrogène « vert » … il faut raison garder ! »
Cet appel à la Commission européenne regroupe une quinzaine d’autres ingénieurs retraités de la Commission européenne : Argyraki Vicky, Caruso Ettore, Crutzen Serge, De Jesus Ferreira João, De Sá José, de Sampaio Nunes Pedro, Deffrennes Marc, Demine Olga, Furfari Samuele, Henningsen Jorgen, Neves João, Pauwels Henri, von Scholz Hans-Eike , Woeldgen Jacques.
Ce collectif donc, met le doigt sur une contradiction, voire, pour le dire encore plus crûment, une aberration technique :
« Le problème, c’est que produire de l’électricité à partir d’hydrogène lui-même produit à partir d’électricité éolienne ou solaire n’a qu’un rendement de 28 %, soit une perte de plus de 70 %. De plus, à cause de l’intermittence du vent et de l’ensoleillement, les immenses électrolyseurs qui devraient être construits auraient eux aussi un fonctionnement intermittent à rendement très variable, équivalent à une dizaine de semaines par an (20 % du temps global)»
Ils dénoncent alors un véritable non-sens économique « D’autant plus qu’associé au Graal écologiste des 100 % d’électricité renouvelable, cela exigerait de multiplier la capacité installée d’éoliennes et de panneaux solaires par un facteur supérieur à dix (suivant les facteurs de charge et rendements que l’on considère) ! » (voir les chiffres astronomiques évoqués au-dessus). Leur conclusion est donc sans appel :
» Nous encourageons instamment la Commission européenne à reconsidérer sa « stratégie hydrogène », sans influence des lobbys en recherche de subsides, en reconnaissant que sa production massive à partir d’énergies renouvelables intermittentes est une illusion, et d’analyser plus avant le potentiel de l’énergie nucléaire comme une voie prometteuse pour la production d’hydrogène totalement décarbonée. »
Comme l’a souligné Jorgen Henningsen, un des signataires de l’appel des ingénieurs et ancien directeur de l’Environnement de la Commission européenne, dans son article d’opinion, Pourquoi l’hydrogène n’est pas une solution magique pour E.U. (6) : « probablement que cette stratégie pourrait être le résultat du lobbying par les nombreuses entreprises derrière l’Alliance européenne de l’hydrogène ».
Quant à Samuele Furfari, il s’interroge « Avec l’obligation décidée par le récent Conseil européen de dépenser 30% du budget européen et du fond de relance aux politiques de changement climatique ne soyons pas étonnés que les lobbys se précipitent dans la stratégie hydrogène. »
A la lecture de ces commentaires, on se prend à regretter avec Etienne Klein qu’on entende si peu la voix des ingénieurs… et surtout que les décideurs en charge de la transition énergétique européenne ne les aient pas écouté davantage. Car s’ils avaient pris un peu de temps pour considérer leurs propos plein de bon sens, ils n’auraient sans doute pas fait passer l’idéologie avant la science et ses applications technologiques… attitude dangereuse comme nous le rappelons dans Greta a tué Einstein (1) qui a déjà eu des conséquences désastreuses dans l’histoire et pourrait bien en avoir de nouvelles si nous ne prenons pas la peine d’écouter davantage les ingénieurs.
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(1) A ce propos nous renvoyons les lecteurs à notre nouveau livre Greta a tué Einstein et particulièrement au chapitre Dystopie verte : l’idéologie d’abord, la science après https://www.vapress.fr/shop/GRETA-A-TUE-EINSTEIN_p164.html
(2) https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020DC0301&from=EN
(3) www.consilium.europa.eu
(4) Ce dernier se posait la question récemment sur notre site : Les gouvernements sont-ils aptes à assurer la transition énergétique ? « Les politiciens et les bureaucrates ne devraient pas essayer de « jouer aux ingénieurs ». Sous le prétexte de développement durable et de changement climatique, ils pensent qu’ils peuvent avoir un impact sur le vaste système énergétique extrêmement complexe. Ils n’en sont pas capables. Ils peuvent décider de dépenser de l’argent pour influencer telle ou telle technologie, mais la réalité du marché revient toujours à la surface. L’argent des contribuables sera dépensé, mais sans façonner le système énergétique. »
(5) https://www.amazon.fr/Lutopie-hydrogène-Samuel-Furfari/dp/B08GDKGDHL/ref=nodl_
(6) https://euobserver.com/opinion/149089
Image par Gerd Altmann de Pixabay
Je questionne le chiffre avancé de 119 EJ pour tous les carburants dans l’UE.
Cela fait 2,83 milliards de tep, ou aussi 20,825 milliards barils, soit 57 millions de barils par jour.
Selon la statistique 2020 de BP, la consommation de pétrole de l’UE s’élevait en 2019 à 27 EJ, ou 643 millions de tep, ou 4,7 milliards de barils, soit à 12,913 millions de barils par jour ; c’est donc 4,4 fois moins.
Il faut savoir aussi que la consommation annuelle totale d’énergie primaire de toute l’Europe géographique n’est « que » de 84 EJ.
D’où vient ce chiffre énorme de 119 EJ qui est de l’ordre de la consommation annuelle totale du continent nord américain ?
Je m’aperçois, à ma confusion, que, bien que le contexte de cet article soit la politique et la stratégie de l’UE en matière d’hydrogène, les calculs présentés par M. de Rougemont se rapportaient évidemment au secteur des transport du MONDE entier. Il est donc très vraisemblable que celui-ci soit 4,4 fois plus grand que ce secteur de la seule Europe. Ma question est donc caduque.