Mardi dernier, Greta Thunberg s’est exprimée au Parlement Européen dans un discours afin d’appeler les responsables politiques à sauver la planète comme la cathédrale Notre-Dame. La jeune adolescente suédoise qui est à l’origine de la grève des lycéens a affirmé : « Un grand nombre de politiciens m’ont expliqué que paniquer n’engendrait rien de bon. Je suis d’accord, mais lorsque votre maison est en feu et que vous voulez éviter qu’elle s’effondre, il vaut mieux paniquer un petit peu ». Face à cette supplique, une partie de l’opinion s’est émue et certaines voix n’ont pas manqué de s’élever pour dénoncer une tentative de manipulation. Il nous semble alors nécessaire de prendre un peu de recul pour essayer de comprendre ce phénomène.
Mauvais serviteur et impératif catégorique
Certes, il n’est pas usuel d’avoir recours aux Saintes Écritures sur un site dédié à la science et aux technologies, mais l’injonction de Greta Thunberg, nous invite à une réflexion en profondeur. Or week-end pascal aidant, celle-ci nous renvoie à la Parabole des Talents (S. Matthieu, 24, L’Ancien Testament, Édition Siloé, 1955, p. 1161). Voici en substance ce que dit le texte biblique : un maître s’absentant confie respectivement à ses serviteurs, 5, 2 et 1 talents. Alors que les deux premiers serviteurs font fructifier l’argent confié par leur maître et sont gratifiés par leur seigneur à son retour, le dernier serviteur, lui, n’a pas pris cette peine, mais s’est contenté d’enterrer l’argent. Les raisons invoquées par celui-ci sont la crainte : « Seigneur, je te connaissais pour un homme dur, qui moissonne où tu n’as pas semé, qui recueille où tu n’as pas répandu ; alors pris de peur, je suis allé enfouir ton talent dans la terre ; le voici, tu as là ton bien. ». Ce qui provoqua la colère du maître : « Mauvais serviteur, fainéant ! Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, et que je recueille où je n’ai rien répandu. Il te fallait donc porter mon argent aux banquiers ; à mon retour, j’aurais donc trouvé mon bien avec mon intérêt. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui en a dix. Car à tout homme qui a, l’on donnera et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a. » Ce passage de la Bible a inspiré bon nombre d’auteurs et on peut y voir une source d’inspiration pour le philosophe Emmanuel Kant.
Comme chacun le sait, la morale kantienne est un édifice dont l’intégralité repose sur l’impératif catégorique défini ainsi : comme étant une « loi générale » à laquelle la maxime de l’action doit être conforme ; aussi, cet impératif affirme en substance : « Agis d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » L’un de ces impératifs, qui nous intéresse le plus ici est celui où un homme « trouve en lui un talent qui, grâce à quelque culture, pourrait faire de lui un homme utile à bien des égards. Mais il se voit dans une situation aisée, et il aime mieux se laisser aller au plaisir que s’efforcer d’étendre et de perfectionner ses heureuses dispositions naturelles. Cependant, il se demande encore si sa maxime, de négliger ses dons naturels, qui en elle-même s’accorde avec son penchant à la jouissance, s’accorde aussi bien avec ce que l’on appelle le devoir. » Alors que l’homme qui laisserait « rouiller ses talents » ne peut vouloir que cela devienne une loi universelle, bien qu’il puisse subsister : « il ne peut absolument pas vouloir que cela devienne une loi universelle de la nature, ou que cela soit implanté comme tel en nous par un instinct naturel. Car, en tant qu’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes les facultés soient développées en lui parce qu’elles lui sont utiles et qu’elles lui sont données pour toutes sortes de fins possibles. »[1]
Digital natives et pétitions pour le bac
Revenant à l’injonction initialement citée (celle qui voudrait que toutes les classes de lycéens se mettent en grève et – par extension – qu’une civilisation entière mette en pause l’intégralité de sa science et sa technologie), on comprend bien que cette « attitude » s’appuie sur une application « absolutiste » et sans concession du principe de précaution. Aussi force est de reconnaître que les jeunes lanceurs d’alerte ont un talent : celui d’influencer et d’avoir recours à tous les outils de communications que leur offre aujourd’hui le digital pour mettre une pression énorme en jouant sur l’émotion de leurs aînés. À l’approche du bac, on ne peut s’empêcher de penser à ce marronnier des lycéens qui déposent des pétitions en ligne pour faire annuler des épreuves du bac, voire, pourquoi pas, obtenir celui-ci sans effort. Et comme nous le soulignions dans un éditorial on imagine difficilement Einstein déposant une pétition sur change.org pour qu’on l’aide à démontrer la relativité restreinte, ou encore Marie Curie pour qu’on vole à son secours pour l’aider à découvrir le polonium.
On imagine pourtant que cette génération regorge aussi de talents dans la chimie, la physique, les maths et les sciences en général…. Toutes ces matières qui ont toujours été utiles à l’humanité depuis des siècles pour trouver des solutions et améliorer sa condition. Il ne faudrait pas que par leur message, les jeunes lanceurs d’alerte, tétanisent ceux qui sont près à faire des efforts considérables.
Urbains et travaux des champs
Pour rester dans l’univers de notre Parabole, une piste est peut-être à creuser dans le fossé qui ne cessent de croître entre les urbains et la campagne. Ainsi, les premiers ont une vision totalement idéalisée du monde agricole et ont beaucoup de difficultés à s’imaginer que des technologies de pointe peuvent être à l’œuvre dans nos campagnes, telles, par exemple, celles qui mobilisent la smart-agriculture (big data, capteurs, drones, NBT…). À ce titre, certaines initiatives qui permettent de rapprocher les habitants des villes des pratiques agricoles sont remarquables. C’est le cas de Semiblé, mené par la ville de Neuilly-Plaisance, qui a réuni des enfants et des parents pour semer du blé pour aller jusqu’à la confection de pain local. Ainsi, les jeunes peuvent prendre conscience de l’effort ainsi que du savoir-faire mobilisés pour faire du pain.
La Parabole des talents et l’impératif catégorique nous permettent d’envisager l’attitude de certains jeunes idéologues dans sa problématique : une idéologie de plus en plus féroce voudrait enterrer les talents de toute une génération et par la même occasion de celle que l’humanité investit depuis des siècles dans l’innovation scientifique et technique. Ce, alors même que les conditions n’ont jamais été aussi favorables. Il suffit pour s’en convaincre de compiler les données comme l’a fait Steven Pinker dans Enlightenment now. Faut-il songer que c’est parce qu’elle a conscience des responsabilités énormes qui sont les siennes (par exemple, nourrir neuf milliards d’individus en 2050) que cette génération ressent une pression incommensurables ? Si c’est le cas, il est alors impératif qu’elle mobilise dès maintenant tous ses talents et pas seulement ceux des lanceurs d’alerte.
[1] Kant, Fondements de la Métaphysisque des mœurs, édition V. Delbos, Delagrave, p.136-141.
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