Gaz de schiste, OGM, voici des sujets qui suscitent généralement les pires peurs dans l’opinion. Avec une certaine efficacité, le continent européen a réussi à en bannir la production… ce qui, paradoxalement, ne l’empêche pas d’en importer. Comment a-t-on pu en arriver là ?
L’Europe : nouvelle arrière boutique mondiale de la peur du progrès
Si on nous demandait de définir la spécialité européenne en termes de nouvelles technologies, sans aucun doute, la peur du progrès scientifique et technique est en train de devenir le principal attribut du vieux continent. Un rapide tour d’horizon nous persuadera du bien fondé de cette intuition :
- L’Allemagne a donné Hans Jonas, le philosophe concepteur de l’heuristique de la peur, une démarche qui appelle à se méfier systématiquement du progrès scientifique ;
- C’est en Italie que se sont réunis pour la première fois un Écossais et un Italien pour créer le club de Rome[1] qui sera à l’origine du rapport Meadow sur l’arrêt de la croissance ;
- La France est l’un des seul pays à avoir introduit le principe de précaution dans sa constitution et dispose d’un vrai talent en matière d’activisme anti-science (on pensera aux faucheurs volontaires, par exemple) et plus récemment, ce sont des Français qui ont inventé une nouvelle discipline baptisée la collapsologie qui étudie « l’effondrement de la civilisation industrielle et ce qui pourrait lui succéder » ;
- La Suède est la patrie de la désormais célèbre Greta Thunberg qui veut « qu’on ait peur » ;
- Enfin, l’Angleterre vient de projeter sur le devant de la scène le groupe Extinction Rebellion qui s’est imposé rapidement comme un modèle international en matière de désobéissance civile…
Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle suffit à nous donner un petit aperçu : philosophes, comités Théodule, ONG, nouvelle discipline « scientifique », lanceurs d’alerte, prophètes de l’apocalypse, politiciens zélés, lobbies efficaces… La diversité des acteurs du progrès de la peur illustre la créativité du business model et démontre qu’il s’agit désormais d’une activité à part entière. Peut-être qu’un jour il existera sur notre continent une catégorie socio-professionnelle « peur du progrès ».
Une chose est sure : l’Europe est bien le fer de lance mondial de la contestation du modèle de la civilisation des Lumières que, paradoxalement, elle a créé et qui est à l’origine de tous les avantages que nous connaissons depuis plus de 200 ans. Et l’efficacité de tous ces acteurs est redoutable car comme on va le voir, ils ont réussi à faire interdire sur le continent européen certaines technologies… Voici deux exemples tirés de l’actualité récente.
Gaz de schiste : exploration interdite dans les sols, dans les ports
Hier on apprenait que les importations de gaz de schiste avaient triplé en Europe. Au début des années 2010, des questions se posaient encore sur l’exploration du sol européen en matière de gaz de schiste. Ainsi, on peut lire dans une analyse sur le sujet : « En Europe, les gisements de gaz et huile non conventionnels sont répartis sur plusieurs bassins : au Nord (Suède, Danemark, Angleterre), dans le centre (Allemagne, Autriche), à l’Est (Pologne, Ukraine, Hongrie, Bulgarie, Roumanie) et dans le Sud (France, Espagne). Plusieurs pays européens explorent et/ou exploitent déjà leurs gisements alors que d’autres ont gelé toute action dans l’attente d’évaluations scientifiques et d’études d’impact. » [2] En 2012, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a estimé que l’Union européenne pourrait produire près de 80 milliards de mètres cubes de gaz à l’horizon de 2035, de quoi répondre à 10 % de la demande intérieure. Mais après quelques années un coup d’arrêt sera donné à ses prospections dans quasiment tous les pays européens, hormis l’Angleterre qui compte poursuivre les explorations[3].
Certes, des pays comme la Pologne se sont lancés dans l’exploration sans trouver les sources escomptées[4], mais en 2016, ce pays a été condamné par la Commission européenne qui a estimé que la législation polonaise violait la directive communautaire sur les études d’impact environnementale. En France, c’est en 2013 que le Conseil constitutionnel a validé une loi interdisant l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste par la technique de la fracturation hydraulique . Comme on peut le lire dans une dépêche Reuters, « Le législateur a poursuivi un but d’intérêt général de protection de l’environnement »[5]. Sans aucun doute la pression écologiste a joué un rôle fondamental dans cet abandon. Ainsi, à la suite de la condamnation de la Pologne par Bruxelles, l’ONG les Amis de la Terre s’est réjouie : « C’est un grand succès de la mobilisation antifracturation hydraulique. Nous devons maintenant attendre la décision de la Cour, mais compte tenu de l’évidence de l’infraction, nous sommes sans doute proches de voir la plus haute instance européenne émettre un précédent juridique contraignant sur la fracturation hydraulique. »[6]
Un Européen qui aura vu le film Gasland[7] et sera persuadé de la dangerosité de la fracturation hydraulique se réjouira de ne pas avoir de puits dans son jardin, mais il lui faudra faire face à une triste réalité : pendant que l’Europe ne creuse pas son sol, elle n’a jamais autant été dépendante des autres continents. Comme on le rappelait en introduction « Le gaz de schiste américain inonde l’Europe »[8] et « les États-Unis ont triplé leurs livraisons en Europe et en France en passant de 2,7 millions de tonnes sur l’année 2018 à 7,6 millions sur les neuf premiers mois de 2019, ce afin de concurrencer les Russes. » Nous n’explorons pas nos sols et en conséquence, nous ne nous donnons pas la chance d’en exploiter la matière première qui pourrait s’y trouver, mais pendant ce temps nous n’avons jamais autant importé… une situation pour le moins paradoxale.
OGM interdits dans les champs, autorisés dans les assiettes
Hier, également, l’ISAAA, le Service international pour l’acquisition d’applications agricoles biotechnologiques, a publié son rapport annuel sur la culture mondiale des plantes génétiquement modifiées pour l’année 2018[9]. C’est le 23e rapport du genre, sachant que les premières cultures en plein champ remontent à 1996. Depuis cette année, 2,3 milliards d’hectares de plantes GM ont été cultivées dans le monde. En 2018, 26 pays (dont 21 en voie de développement) ont cultivé 191,7 millions d’hectares de semences biotech. D’après les auteurs, tous ces excellents résultats font des biotechnologies vertes, la technologie qui a connu le taux d’adoption le plus rapide de l’histoire des semences agricoles[10]. 17 millions d’agriculteurs ont planté des plantes issues des biotechnologies dont 95 % de petits agriculteurs. D’année en année, cette technologie est en voie d’adoption mondiale, même s’il reste encore de nombreux pays réfractaires. Comme le montre le film Food Evolution, bien d’autres agriculteurs utiliseraient des plantes biotechnologiques, notamment en Afrique, si elles étaient autorisées. En leur temps, les maïs hybrides avaient également suscité des oppositions, mais qui en parle encore aujourd’hui ? Les PGM, qui ont tant défrayé la chronique et suscité de « unes » alarmistes, ne feront-elles à l’avenir plus sourciller que les opposants les plus féroces ?
Il n’en reste pas moins que l’Europe, qui fut jadis en pointe sur le sujet (notamment avec la France qui faisait partie des pionniers en termes d’essais en plein champ) se retrouve désormais en queue de peloton en terme de cultures. Seuls l’Espagne et le Portugal cultivent du maïs BT (résistant sans traitement par pesticides à certains insectes ravageurs)… tous les autres pays européens, eux, se contentent d’en importer. Là encore, on assiste à une situation paradoxale, dans laquelle le citoyen européen ne veut pas entendre parler de cultures de plantes améliorées par le génie génétique mais est plutôt indifférent à son importation. Ainsi, plus d’une cinquantaine d’OGM sont autorisés à l’importation au sein de l’UE. Tout cela comme on le sait est légiféré par la très lourde Directive 2001/18 qui a fait encore parler d’elle il y a un an par rapport aux nouvelles technologies Crispr, car certains voudraient bien renforcer la législation sur les plantes issues de la mutagenèse. L’exception culturale[11] que nous avions jadis définie comme un choix politique d’aller à l’encontre de l’évolution technologique semble donc bien se renforcer en Europe où la recherche sur les biotechnologies vertes a pris un retard considérable par rapport au reste du monde, et la culture – comme on l’a vu – anecdotique. Nul besoin d’insister sur les causes de cette situation. Comme on le sait, les opposants ont joué un rôle considérable. Notons d’ailleurs au passage que « la peur des OGM » est née sur le vieux continent et que grâce à l’efficacité redoutable des activistes européens, ce sentiment de peur s’est propagé au niveau mondial. Ce qui illustre une fois de plus notre capacité à exporter la peur du progrès.
Nous le voyons au travers de ces deux exemples, l’Europe se retrouve petit à petit dans une situation de dépendance, pour avoir refusé le développement de certaines technologies. Et il ne s’agit là que de deux exemples, nous pourrions en trouver encore une quantité d’autres. L’a priori selon lequel l’Amérique innove, la Chine copie et l’Europe réglemente se fait chaque jour un peu plus réaliste. On pourrait passer en revue à l’aune de cette observation l’ensemble des technologies. Pourquoi en est-on arrivé là ? Sans aucun doute, cela vient de l’efficacité – osons le terme –– de l’économie de la peur du progrès dont nous avons brossé un tableau rapide. Sans l’implication et le talent de tous ces acteurs les choses auraient sans doute été bien différentes. Il n’en reste pas moins que notre continent souffre visiblement de l’effet NIMBY[12] (Not In My Backyard, ou « pas dans mon arrière-cour »). Nous ne souhaitons pas développer certaines technologies, mais nous consommons tout de même leurs sous-produits. Au passage, nous sommes en train de devenir totalement dépendants des autres pays qui, eux, continuent de développer ces mêmes technologies… Et pendant que les autres continents s’investissent dans le progrès technologique, nous avons choisi de jeter toutes nos forces dans la peur du progrès. L’avenir jugera.
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Club_de_Rome
[2] Gaz de schiste : tour d’horizon de la situation en Europe https://www.actu-environnement.com/ae/news/gaz-de-schiste-europe-15371.php4
[3] https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/pourquoi-leurope-continentale-a-renonce-au-gaz-de-schiste-141645
[4] https://www.lequotidien.lu/economie/economie-chevron-arrete-dexplorer-le-gaz-de-schiste-en-pologne/
[5] https://www.bfmtv.com/societe/linterdiction-gaz-schiste-validee-sages-529872.html
[6] https://www.lemonde.fr/energies/article/2016/04/29/gaz-de-schiste-bruxelles-decide-de-poursuivre-la-pologne_4910904_1653054.html
[7] https://www.usinenouvelle.com/article/gaz-de-schiste-le-documentaire-anti-gasland-des-petroliers-francais.N238088
[8] https://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/le-gaz-de-schiste-americain-inonde-l-europe-1791392.html?fbclid=IwAR3D6d-4GQod_h2RLwPPvIYOMDOgpYs4yO0-lACHDXO_opkC_f7WEYja1-E
[9] http://www.isaaa.org/kc/cropbiotechupdate/article/default.asp?ID=17801
[10] « Biotech/Gm crop area increased ~113-fold from 1996, the fastest adopted crop technology in the world »
[11] La Querelle des OGM (PUF 2006)
[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Nimby
This post is also available in: EN (EN)