
Le cadmium, métal lourd toxique préoccupant dans notre alimentation ?
Léon Guéguen, directeur de recherches honoraire Inrae, Membre émérite de l’Académie d’agriculture de France fait le point sur les connaissances actuelles du sujet.
Le cadmium, métal lourd chimiquement proche du zinc auquel il est souvent associé dans la nature, est très utilisé dans l’industrie pour la fabrication des batteries, des alliages, des cellules photovoltaïques, des revêtements métalliques, des stabilisateurs de plastique, de peintures, toutes causes de rejets dans l’air ou l’eau des régions concernées. Il est présent naturellement dans les sols, en provenance de la roche-mère. Sa toxicité est connue depuis longtemps, notamment depuis la crise japonaise de la maladie dite « Itai-Itai », grave intoxication de masse due à la pollution de l’eau d’origine industrielle et minière. D’autres alertes moins graves sont fréquentes, en particulier dans le cas de fruits de mer contaminés, notamment des huitres. Sa dangerosité a été longtemps négligée mais est revenue d’actualité à la suite de plusieurs émissions télévisées délibérément anxiogènes et surtout d’une campagne médiatique alarmiste lancée par une Union régionale de médecins libéraux et professionnels de santé, mettant surtout l’accent sur une recrudescence du cancer du pancréas (sans preuve de lien de causalité) en attribuant exclusivement sa cause aux engrais phosphatés riches en cadmium utilisés dans l’agriculture conventionnelle, en disculpant l’agriculture biologique qui en utilise pourtant aussi.
Les risques d’une trop forte exposition au cadmium
Les conséquences pathologiques d’un excès de cadmium ingéré ou inhalé sont multiples et résultent surtout d’une accumulation irréversible dans certains organes comme le foie et les reins. Les lésions rénales perturbent la synthèse de la forme active de la vitamine D et sont la cause de troubles osseux sévères comme l’ostéoporose. Le cadmium est classé cancérogène par le CIRC et serait aussi la cause de troubles cardiovasculaires. C’est pourquoi son apport par l’alimentation est surveillé de longue date et que sa DHT (dose hebdomadaire tolérable) a été abaissée en 2009 par les autorités sanitaires à 2,5 microgrammes par kg de poids corporel. Or, il s’avère que la quantité de cadmium consommée est souvent proche de cette DHT (établie avec une très grande marge de sécurité).
Selon le Programme national de Biosurveillance de Santé publique France1 portant sur l’imprégnation de la population (analyses d’urine) et un plus récent rapport d’un groupe de travail de la Plateforme de surveillance de la chaîne alimentaire (SCA)2, l’exposition d’une partie sensible de la population pourrait dépasser la limite hebdomadaire réglementaire, notamment chez les enfants consommant des céréales au petit déjeuner, en particulier des produits à base de blé dur, le plus riche en cadmium. Cependant, selon l’Efsa, l’apport alimentaire global ne conduit pas, pour les non-fumeurs, à un risque aggravé de toxicité en Europe.
Le principal vecteur de cadmium est le tabac, puis vient l’alimentation avec surtout les produits de la mer, dont les crustacés et mollusques comme les huîtres, les algues, les champignons, le cacao, puis les céréales, les légumes, les racines et tubercules. Compte tenu des quantités usuellement consommées, l’apport global dans la population générale proviendrait surtout des céréales et des pommes de terre.
L’augmentation constatée de l’imprégnation par le cadmium n’est pas facilement explicable car elle est multifactorielle. Aussi, l’accusation portant seulement sur la fertilisation phosphatée, même si elle représente environ la moitié des apports anthropiques de cadmium au sol, n’est pas justifiée. En effet, elle ignore les autres sources de contamination par l’eau polluée et les retombées atmosphériques d’origine industrielle. De plus, stigmatiser les seuls engrais minéraux phosphatés ne suffit pas car les engrais organiques comme les déjections animales, les déchets urbains, les boues résiduaires et les composts divers contribuent aussi à enrichir le sol en cadmium.
Le cadmium du sol
Les teneurs en cadmium des sols cultivés français, très variables selon les régions et la nature des sols (les sols calcaires sont les plus riches en Cd), ont fait l’objet de nombreuses études par plusieurs chercheurs spécialisés, notamment des équipes Inrae de Nancy et Bordeaux3. Tous s’accordent sur le fait que, si la teneur moyenne des sols a fortement augmenté entre 1950 et 1980 pour cause de très forte fertilisation phosphatée, elle est maintenant stabilisée (en moyenne 0,30 mg par kg de terre sèche avec une grande variabilité régionale), voire en légère baisse dans les conditions actuelles d’emploi de phosphates respectant la réglementation et dont le tonnage utilisé a été divisé par 4 depuis 50 ans. Il faut aussi tenir compte de la disponibilité du cadmium du sol pour l’absorption racinaire, également sujette à de nombreux facteurs, ce qui explique souvent l’absence de relation entre teneurs en Cd total dans le sol et dans les plantes.
Alors que faire pour diminuer notre imprégnation cadmique ?
Diminuer la teneur en cadmium des engrais phosphatés ?
La campagne médiatique en cours vise surtout les phosphates et demande qu’ils soient traités pour diminuer leur teneur en cadmium. Il est vrai que la surfertilisation phosphatée des années 1950-1980 est en grande partie responsable des teneurs élevées en cadmium observées dans de nombreux sols. En France, la majorité des phosphates sont importés du Maroc et de Tunisie et sont riches en cadmium comme la plupart des phosphates d’origine sédimentaire, seuls les phosphates de type igné, comme ceux de Russie et de Finlande, étant pauvres en cadmium4.
Plusieurs études, faites ou en cours, cherchent à déterminer comment diminuer la contamination des sols par le cadmium, notamment par simulation de plusieurs scénarios de production agricole5 ou en recourant à des modélisations mathématiques du transfert des intrants au sol et aux végétaux, en particulier au blé et à la pomme de terre6. Il est conclu que, pour respecter la VTR (valeur toxicologique de référence), l’apport maximal de cadmium ne devrait pas dépasser 2 g de cadmium par hectare et par an, ce qui conduirait à fixer la teneur limite de cadmium dans les engrais minéraux à 20 mg par kg d’anhydride phosphorique (P2O5). La réglementation européenne prévoit une baisse progressive des teneurs en Cd des phosphates de 60 (limite actuelle), 40 puis à 20 mg par kg de P2O5 avant 2034. Dans ces conditions, l’exposition au cadmium devrait diminuer à long terme, quel que soit le mode de production exigeant une fertilisation phosphatée minérale. Cela exigera un traitement des phosphates mais cette décadmiation, qui fait l’objet de recherches de procédés efficaces et à un coût acceptable, ne semble pas encore au point à l’échelle industrielle, malgré les déclarations marocaines, qui restent à confirmer, que les phosphates exportés dans l’Union européenne sont déjà « à faible teneur en cadmium ». Ce durcissement de la réglementation européenne se heurte à de vives oppositions de certains Etats membres car, dans la conjoncture géopolitique actuelle, cela posera de sérieux problèmes d’approvisionnement, voire de conflits d’influence (dénigrement des phosphates marocains au profit des phosphates russes…).
Quoi qu’il en soit, les teneurs en cadmium des sols héritées du passé ne diminueront pas rapidement et tous les sols sont concernés, et donc les végétaux, probablement pour plus d’un siècle. Cependant, d’importantes recherches sont en cours dans plusieurs unités Inrae3 et dans des entreprises de sélection végétale dans le but d’y remédier, soit par phyto-extraction7 en cultivant des plantes non alimentaires accumulatrices de cadmium, soit par la création de variétés de plantes alimentaires absorbant mal le cadmium du sol. Cette dernière voie est prometteuse et a déjà fourni des résultats encourageants pour le blé dur3. Enfin, des efforts devront être faits pour mieux ajuster les apports de phosphore aux stricts besoins des plantes et donc pour réduire l’emploi de phosphates, sans trop compromettre les rendements.
Choisir des aliments végétaux issus de l’agriculture biologique (bio) ?
Manger bio est la recommandation faite par les lanceurs d’alerte qui propagent l’idée que les aliments bio contiennent en moyenne 48 % moins de cadmium que les aliments conventionnels. Cette affirmation provient d’une méta-analyse de Baranski et al 8 et est trompeuse car il ne s’agit pas des aliments bio en général mais seulement des céréales obtenues sans engrais minéraux de synthèse, toutefois n’excluant pas les phosphates naturels bruts non traités (contenant aussi du cadmium). Cette revue constate une teneur moyenne en cadmium plus faible de 48 % dans les céréales bio, alors qu’aucune différence significative n’est constatée pour les autres aliments végétaux. Cependant, une analyse plus rigoureuse des données portant sur les critères d’inclusion faite par le STOA 9 a réduit cet écart à 30 % et cette différence n’a pas été confirmée par d’autres auteurs cités dans le rapport européen du STOA, ni par des études plus récentes. Les données d’études anciennes comparant des lots de blé cultivés avec une fertilisation aux engrais minéraux ou au fumier de ferme ne peuvent être prises en compte car les sols concernés n’étaient pas encore pollués par les apports anthropiques de cadmium.
Tous les sols actuellement cultivés en AB ont reçu en héritage les gros apports de phosphates de la période 1950-1980 et sont contaminés, au même titre que les autres, et l’on sait que les teneurs en cadmium du sol, dans les meilleures conditions et en respectant la réglementation la plus sévère, ne diminueront que de 3 à 5 % en plus d’un siècle ! Pour éviter les carences en phosphore et la chute des rendements, l’agriculture biologique utilise aussi des phosphates naturels bruts non traités avec des teneurs parfois élevées en cadmium, même si la réglementation européenne s’applique aussi en AB. Enfin, les données utilisées dans la revue citée n’ont pas été obtenues en France et ne sont pas représentatives des conditions de culture (nature des sols, fertilisation…) françaises. Enfin, faut-il rappeler que les livraisons de phosphates pour l’agriculture sont maintenant beaucoup plus faibles qu’il y a 50 ans ? La recommandation de consommer de préférence des céréales bio n’est donc pas valable. Il en est de même pour le cacao bio souvent riche en cadmium, comme l’a récemment révélé une enquête de UFC-Que Choisir sur le chocolat. Les résultats prochainement publiés par l’Anses de la nouvelle étude de l’alimentation totale des Français (EAT 3) devraient permettre de mieux répondre à cette question grâce à des données analytiques plus nombreuses, spécifiques et localisées.
Supprimer ou réduire les céréales au petit déjeuner des enfants ?
Tel est le remède préconisé pour éviter l’excès de cadmium ! Et pourtant, toutes les céréales ne sont pas concernées autant que le blé dur qui accumule le plus le cadmium, alors que le maïs en contient très peu. Donc pas de problème avec les flocons de maïs ! De plus, comme ce sont les enveloppes de la graine qui concentrent le plus le cadmium, comme les autres éléments minéraux, seul l’excès de son de blé pourrait être délétère (mais il apporte les précieuses fibres…). Précaution ultime, il faudrait donc éviter les excès de céréales entières et de pain complet, mais pas les produits à base de farine blutée comme notre baguette nationale !
Alors, pourquoi cette campagne anxiogène ?
En plus des arguments de nature scientifique présentés et discutés, il s’y ajouterait des motivations géopolitiques provenant d’un lobbying complotiste dénigrant les phosphates marocains au profit des phosphates russes. Il ne nous appartient pas d’arbitrer ce débat, mais il est vrai que cette campagne fait opportunément le jeu d’une telle manœuvre !
En tout état de cause, tout doit être entrepris pour diminuer l’apport alimentaire de cadmium, mais il serait prudent de ne pas généraliser les valeurs d’exposition observées dans des conditions très différentes de celles du pays concerné et de tenir compte des prochains résultats de deux grandes études en cours, celle lancée par Santé publique France et l’Anses (Albane) et celle de l’Anses sur l’alimentation de la population française (EAT3) qui fourniront des données fiables sur l’état de santé des Français en relation avec leur exposition réelle à divers contaminants de leur alimentation.
En résumé, le cadmium est un métal lourd toxique dont l’exposition par l’alimentation doit être surveillée. Il provient surtout des céréales et des féculents cultivés sur des sols naturellement riches en cadmium ou anciennement pollués par des phosphates et dont la contamination ne pourra pas être réduite en un siècle, même dans le cas des sols actuellement cultivés en agriculture biologique. Il est prévu de durcir la réglementation pour diminuer la teneur en cadmium des phosphates. La diminution de la consommation de céréales, bio ou pas, notamment par les enfants les plus exposés, n’est pas une solution généralisable. Une évaluation localisée et plus précise de l’exposition des Français par Santé publique France et l’Anses est en cours d’étude.
Principales références
- Santé Publique France (2021). Imprégnation de la population française par le cadmium. Programme national de Biosurveillance. ESTEBAN 2014-2016.
- Plateforme SCA, Inrae-Acta (2023). Surveillance du cadmium dans la chaîne alimentaire. Rapport du groupe de travail cadmium, 257 p.
- Regnier E (2025), d’après N’Guyen C, Sterckeman T, Bernard H, Cornu JY. Pourquoi y a-t-il du cadmium dans les sols et comment le retrouve-t-on dans l’alimentation ? Inrae Actualités. https://www.inrae.fr/actualites/pourquoi-y-t-il-du-cadmium-sols-comment-retrouve-t-lalimentation
- Sterckeman T. (2018). Trop de cadmium dans les engrais français. The Conversation, 2 juillet 2018.
- Sterckeman T, Gossiaux L, Guimont S, Sirguey C, Lin Z. (2018). Cadmium mass balance in French soils under annual crops: Scenarios for the next century.
Sci Total Environ.15 ; 639: 1440-1452. doi: 10.1016/j.scitotenv.2018.05.225. Epub 2018 May 27. PMID: 29929307.
- Anses (2019). AVIS relatif à l’exposition au cadmium (CAS n°7440-43-9) – Propositions de valeurs toxicologiques de référence (VTR) par ingestion, de valeurs sanitaires repères dans les milieux biologiques (sang, urine, …) et de niveaux en cadmium dans les matières fertilisantes et supports de culture permettant de maîtriser la pollution des sols agricoles et la contamination des productions végétales. Saisine n°2015-SA-0140.
- Lin Z, Sterckeman T, Nguyen C (2024). How exogenous ligand enhances the efficiency of cadmium phytoextraction from soils? J Hazard Mater Mar 5; 465:133188. doi: 10.1016/j.jhazmat.2023.133188. Epub 2023 Dec 6. PMID: 38134693.
- Barański M, Srednicka-Tober D, Volakakis N, Seal C, Sanderson R, Stewart GB, Benbrook C, Biavati B, Markellou E, Giotis C, Gromadzka-Ostrowska J, Rembiałkowska E, Skwarło-Sońta K, Tahvonen R, Janovská D, Niggli U, Nicot P, Leifert C. (2014). Higher antioxidant and lower cadmium concentrations and lower incidence of pesticide residues in organically grown crops: a systematic literature review and meta-analyses. British Journal of Nutrition, 112: 794-811.
- STOA (Science and Technology Session Assessments), Scientific Foresight Unit, European Parliament Research Service. (2016). Human health implications of organic food and organic agriculture. Rapport PE 581.922. http://www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document.html?reference=EPRS_STU(2016)581922.