La semaine passée en France, le mathématicien, récipiendaire de la Médaille Fields et homme politique français, Cédric Villani a remis à Emmanuel Macron un rapport intitulé « Donner un sens à l’intelligence artificielle – pour une stratégie nationale et européenne ». Le fait que ce rapport ait une visée européenne nous autorise à aborder le sujet sur the European Scientist. A la suite de ce travail, le président français a fait quelques annonces, et donné une longue interview à la célèbre revue Wired, copiant en cela la démarche du Président Obama et son interview à Scott Dadich et Joi Ito.
Cette démarche vise à positionner la France et l’Europe sur un secteur hautement stratégique face à des acteurs géants tels que les USA et la Chine. Pour donner un ordre d’idées la France prévoit d’investir 1,5 milliards dans le secteur jusqu’en 2022. A titre de comparaison, la Chine a investi 13 milliards d’euros pour l’AI entre 2016 et 2019 et le géant Alibaba annonce vouloir y consacrer 15 milliards de dollars. L’initiative est remarquable en ce sens qu’elle cherche à tout faire pour ne pas laisser dire que le vieux continent est condamné à devenir une colonie technologique des pays qui dominent le secteur. Or si le sursaut et la prise de conscience des politiques semblent bienvenus, on s’interroge en revanche sur les capacités d’actions et les solutions proposées. Et pas seulement du point de vue des moyens. Mais avant d’aller plus loin dans cette interrogation, revenons tout d’abord sur les six grands thèmes autour desquels s’articule le rapport.
La première partie « économique » s’interroge sur comment faire pour rester indépendant par rapport à des acteurs privés géants tels que les Gafa ou les Batx. Ensuite un volet « recherche » pose une question cruciale : « La recherche française est au 1er plan mondial pour ce qui concerne ses chercheurs en mathématiques et en intelligence artificielle, mais elle a du mal à transformer ses avancées scientifiques en applications industrielles et économiques. » Un volet formation réfléchit sur la possibilité de faire évoluer les métiers pour former des ressources par rapport aux exigences de l’AI, tandis que les volets écologie et éthique abordent des problématiques qu’on pourrait rapprocher de celles qu’on trouve habituellement dans les chartes RSE. Enfin la dernière partie « démocratie » pose une question fondamentale : « Comment éviter d’avoir une population bénéficiaire de l’IA et une population spectatrice ? » On l’aura compris, le cadre fixé par ce rapport est bien plus large qu’une liste de considérations économiques qui permettraient de donner les contours d’un « plan industriel ». Il s’agit de se démarquer des concurrents en rajoutant une réflexion en amont sur des notions telles que l’éthique ou encore la politique. Mais quel est donc le pouvoir de toutes ces intentions ?
Comme le rappelle le blogueur et expert Olivier Ezratty dans une longue analyse, il y a un problème d’échelle : « Comment quantifier ou qualifier le leadership mondial ? Le Rapport n’évoque pas un fait incontournable : il est quasiment impossible de créer un leader mondial du numérique sans avoir une assise de marché large et homogène comme en bénéficient les acteurs des USA et de Chine. La France est trop petite et l’Europe trop fragmentée pour ce faire. Comment conquérir ces marchés dans ce qui est fréquemment une véritable course de rapidité ? Tout juste avons-nous des velléités d’influencer les politiques d’ouverture de données à l’échelle internationale. » Quid alors des initiatives menées par l’Union Européenne ? Sur le site de la Commission on trouve une rubrique dédiée au « Digital Single Market » dont l’objectif est d’« ouvrir les opportunités digitales pour les individus et les entreprises et de développer la position de l’Europe comme un leader sur le secteur du digital ». Le 9 Mars 2018, cette instance a diffusé un communiqué de presse intitulé « Appel pour un groupe d’experts de haut niveau sur l’Intelligence artificielle » Les tâches de ce groupe d’experts seront au nombre de trois : Conseiller la commission, la soutenir et lui proposer des directives éthiques. Notons toutefois qu’une annonce est faite d’une stratégie compréhensive européenne sur l’AI dans les mois qui viennent. Mais tout cela reste bien faible et l’expert Laurent Alexandre est catégorique : « Qu’il s’agisse d’intelligence artificielle ou d’intelligence biologique, il y a de vrais progrès en France. Dans le reste de l’Europe, c’est plus nuancé. Au niveau de l’Union européenne la réflexion sur le sujet est tout simplement nulle. »
D’ailleurs, on est en droit de s’interroger : n’y a-t-il pas un énorme paradoxe entre le fait de vouloir se lancer dans la course à l’intelligence artificielle pour rivaliser avec des géants mondiaux, tout en décrétant en même temps une loi comme la RGPD ? En effet, une bonne partie de l’IA se nourrit de la collecte gigantesque de bases de données et c’est un des principaux facteurs qui a permis l’émergence de champions aux USA et en Chine.
N’y-a-t-il pas alors un paradoxe entre le fait de vouloir se démarquer en réfléchissant l’IA en fonction de principes éthiques ? Est-ce que la seule invocation de cette dernière peut suffire à marquer une différenciation qui terrassera la concurrence ? Antoine Petit, le patron du CNRS, lors de la conférence #AIForHumanity, qui dévoilait le rapport de la commission Villani a semé le doute : “Ne pas devenir les spécialistes de l’éthique tandis que les Chinois et les Américains deviennent des spécialistes du business. Ne faisons pas croire à une homogénéité des valeurs éthiques dans le monde!” Ce qui fait dire à l’économiste Philippe Silberzahn : « En plaçant l’IA au service de l’éthique, le rapport commet donc deux erreurs : d’une part il ne se donne aucune chance de penser l’éthique de l’IA correctement, car nous penserons dans le vide – nous ne pourrons penser qu’en faisant, et d’autre part il condamne la France à regarder les autres danser depuis le balcon. »
En conclusion, la question qui se pose est-celle de savoir si un rapport produit par un état à lui seul peut permettre à un pays et à une union de pays de ne pas louper le train de l’innovation. D’ailleurs, cette situation n’a-t-elle pas déjà un air de déjà vu ? En 1984, alors qu’il est en visite en France et qu’il rencontre le président Mitterand, Steve Jobs donne sa première interview à la télévision française. Voici ce qu’il dit « Ce qu’il faut pour que l’industrie informatique se développe en Europe et en France, c’est une solide industrie du logiciel. Parce que le logiciel, c’est le pétrole des années 80 et 90 de cette révolution informatique. Il faut des centaines de mini entreprises de logiciels, et la France pourrait dominer l’Europe dans le logiciel. Elle a les étudiants les plus brillants, une bonne maîtrise de la technologie. Ce que nous devons faire, c’est encourager les jeunes à créer des sociétés de logiciel. Nous, nous ne voulons pas mettre la main dessus. Le gouvernement ne doit pas non plus tenter de le faire. Elles doivent appartenir à ceux qui prennent des risques. »
Comme le rappelle Jobs, la prise de risque est consubstantielle de l’entrepreneuriat…. Ce rapport d’état qui met l’éthique comme préalable d’un développement technologique permettra-t’il à la France et à l’Europe de combler leur retard sur le secteur de l’IA ? L’avenir le dira.
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