La scientifique française Emmanuelle Charpentier vient de recevoir le prix Nobel de chimie pour les ciseaux moléculaires qu’elle a inventé en partenariat avec l’Américaine Jennifer Doudna. EuropeanScientist a pu interviewer Agnès Ricroch, Membre de l’Académie Française d’Agriculture, Professeur Associé en Génétique et Sélection Végétale à AgroParisTech et à l’Université Paris Saclay, France.Professeur associé à Penn State, USA
European Scientist : Le prix Nobel de chimie vient d’être décerné à E.Charpentier et J.Doudna, pour Crispr-Cas 9, pouvez-vous nous rappeler brièvement en quoi consiste cette invention et en quoi elle est importante ?
Agnès RICROCH : La découverte de CRISPR-Cas9 d’Emmanuelle Charpentier provenait de sa volonté de comprendre le mécanisme de défense des bactéries. Cette invention permet de cibler un gène dans un génome pour le remplacer, l’éteindre ou l’activer voire d’y ajouter d’autres gènes en coupant l’ADN à un endroit spécifique. C’est une protéine appelée ‘cas’ qui va couper le génome à cet endroit précis.
Dès 2012, le système CRISPR (clustered regularly interspaced short palindromic repeats, courtes répétitions en palindrome regroupées et régulièrement espacées) a été mis au point et ce système a permis de réaliser des progrès considérables dans l’édition du génome et notamment celui des plantes comme un outil de réécriture du génome ou (d’édition). C’est un outil plus précis que les meganucléases, technique peu chère (les ARN-guides sont rapidement synthétisés). Pour couper un gène avec la méthode CRISPR, il faut un ARN guide (ARNg) complémentaire à une séquence de 17 à 20 nucléotides du gène ciblé. Cette séquence doit être suivie par une séquence NGG ou NGA (appelée un PAM). L’ARNg forme un complexe avec l’ADN et la nucléase Cas9. La coupure par la nucléase se fait exactement trois nucléotides précédant le PAM. La nucléase Cas9 la plus utilisée provient de Streptococcus pyogenes (spCas9). Pour éviter de couper des séquences d’ADN similaires à celle qui est ciblée, il est possible d’utiliser une nucléase Cas9 non-fonctionnelle (dCas9) qui est fusionnée avec une autre nucléase, la nucléase FokI. La nucléase FokI doit former un dimère pour couper l’ADN. Ce dimère ne peut être formé que si deux ARNg ciblent des séquences de nucléotides séparées de 13 à 17 nucléotides. Les équipes de Doudna et Charpentier (1) ont montré comment la nucléase Cas9 peut être programmée en utilisant un seul ADN chimère reliant les deux molécules d’ARN à une boucle de liaison.
Le système CRISPR a une facilité d’usage pour un coût très faible comparé à d’autres outils de modification ciblée du génome. Il permet de faire ces modifications très rapidement, il faut une dizaine d’année en sélection classique des plantes avec le système CRISPR il faut seulement quelques mois.
TES : Quelles sont les applications directes permises par cette innovation ? Pouvez-vous nous en citer quelques-unes ?
A.R. : Les domaines d’application sont variés en amélioration des plantes pour l’alimentation la chimie, l’énergie ou la production de molécules thérapeutiques ou en sélection d’animaux pour la médecine vétérinaire ou humaine (humaniser des organes de porc pour greffer chez l’homme).
En thérapie génique, des cellules peuvent être modifiées avec toutes les précautions éthiques pour soigner chez l’homme des maladies jusqu’ici incurables. Je vous renvoie à l’excellent livre Au-delà des OGM co-écrit par Catherine Regnault-Roger, Louis Marie Houdebine et moi même pour avoir une description complète (2).
La Chine est un des premiers pays à avoir utilisé CRISPR-Cas9 pour modifier des céréales, le riz notamment résistant au mildiou pour lequel la Chine a été pionnière. La Chine a le leadership, elle investit stratégiquement et massivement de l’argent dans ce nouveau domaine biotechnologique de l’édition du génome en utilisant CRISPR-Cas et dépose le plus grand nombre total de brevets par an et a pris l’avantage sur les États-Unis dans les secteurs industriel et agricole (végétal et animal : produisent des plantes alimentaires ou des porcs pour des greffes d’organes humanisés pour l’homme). Les laboratoires américains étant en tête en matière d’améliorations techniques et dans le domaine médical. Je vous renvoie pour davantage de détails à mon article écrit récemment sur les biotechnologies en Chine (3) ainsi que l’article que j’ai co-signé avec Martin-Laffon et Kuntz en 2019 dans Nature Biotechnology (4)
TES : La Française E. Charpentier aurait-elle pu faire sa découverte en France ou en Europe ?
A.R. : Oui sur le plan fondamental mais non pour les applications notamment en agriculture en France. J’ai dénombré dans l’union européenne 5 essais actuellement au champ de plantes modifiées (éditées) sur le tabac, la cameline, le mais, le colza par CRISPR-Cas en Belgique, en Espagne et au Royaume-Uni : la France brille par son absence comme je l’ai déjà écrit pour votre site.
TES : Il y a un débat autour de la CJUE pour savoir s’il faut autoriser les plantes obtenues par le biais de CRISPR-Cas 9 en les considérant comme des hybrides ou les traiter comme des OGM relevant de la directive 2001-18… pensez-vous que l’attribution de ce prix Nobel change la donne ?
A.R. : J’aimerais le penser. Les porteurs de l’idéologie d’écologisme politique n’en veulent pas sans connaitre les applications réelles ou potentielles et exercent des pressions pour que ces produits soient classés comme des OGM fermant la porte aux start-up, aux laboratoires publics et privés par crainte du vandalisme des essais au champ et du harcèlement moral des équipes de recherches. Si une start-up veut développer une innovation et que celle-ci fait appel à la transgenèse ou CRISPR-cas, elle ne le fera pas, car le mentionner comme OGM lui fera fermer toutes les portes pour lever des fonds ou gagner des prix.
(1) Jinek M, Chylinski K, Fonfara I, Hauer M, Doudna JA, Charpentier E (2012). A Programmable Dual-RNA–Guided DNA Endonuclease in Adaptive Bacterial Immunity. Science 337 : 816–821.
(2) Au-delà des OGM, Catherine Regnault-Roger, Louis-Marie Houdebine, et Agnès Ricroch https://www.pressesdesmines.com/produit/au-dela-des-ogm/
(3) Les biotechnologies en Chine : investissement stratégique et massif dans l’édition du génome https://www.cairn.info/revue-monde-chinois-2020-1-page-54.htm?contenu=resume
(4) Martin-Laffon J., Kuntz M. & A. Ricroch (2019). Worldwide CRISPR patent landscape shows strong geographical biases. Nature Biotechnology. June. 37, June 2019, 601–621