Peut-on assimiler un « consensus », qualifié, ou présenté comme, « scientifique », à une vérité scientifique ? Dans bien des domaines et débats actuels (que nous éviterons d’évoquer, chacun pourra se trouver des exemples), il semble que ce soit le cas. Il est devenu habituel de mettre en avant un « consensus » pour conforter ou imposer une prétendue vérité, ou du moins une vision des faits qui soit indiscutable, en raison précisément de ce consensus. Encore faudrait-il préciser si on parle de « consensus entre scientifiques » ou de « consensus reposant sur la science (i.e. des données scientifiques) », mais pour répondre plus formellement à la question, il faut d’abord reposer questionner ce qu’est une vérité scientifique. Puis approfondir ce que recouvre la notion de consensus.
« Vérité scientifique »
Une « vérité » scientifique est en première approche une théorie validée par les pairs et par l’expérimentation, c’est-à-dire des données empiriques reproductibles et que la théorie permet de prévoir. « Validée » et non « prouvée », puisque une théorie scientifique, à la différence d’une croyance ou d’un dogme, est par définition soumise à une remise en question, qui ne l’annulera pas mais la fera évoluer vers une nouvelle théorie plus élaborée, plus explicative des faits, et parfois contradictoire avec la théorie précédente du fait de la prise en compte de nouvelles données. Cette notion de « réfutabilité », de possibilité de « falsification », est centrale et a été proposée et établie par Popper, qui fait toujours autorité pour ce concept épistémologique fondamental.
« Personne ne dit non » vs « Tout le monde dit oui »
Du mot « consensus », le Larousse donne la définition suivante (1) : « 1. Accord et consentement du plus grand nombre, de l’opinion publique : Consensus social ; 2. Procédure qui consiste à dégager un accord sans procéder à un vote formel, ce qui évite de faire apparaître les objections et les abstentions ». On trouve aussi cette définition, parfaitement cohérente avec la précédente : « Accord entre plusieurs parties, plusieurs personnes. Consentement de la majorité ou du plus grand nombre ». (2)
Et pour wikipedia (3) : « Un consensus est un accord des volontés sans aucune opposition formelle (« personne ne dit non »). Le consensus se distingue de l’unanimité qui met en évidence la volonté manifeste de tous les membres dans l’accord. Un consensus caractérise l’existence parmi les membres d’un groupe d’un accord général (tacite ou manifeste), positif et unanime pouvant permettre de prendre une décision ou d’agir ensemble sans vote préalable ou délibération particulière. Le consensus peut parfois être contraire à la majorité en tant que résultat ». Avec plus loin cette intéressante précision : « Attention : bien qu’en principe le consensus désigne depuis longtemps un accord par absence d’opposition formelle (« personne ne dit non ») dans les pratiques établies de nombreux collectifs et communautés, certains milieux ont adopté plus récemment un usage très différent qui ressemble plus au principe du consentement ou consentement express (« tout le monde dit oui »). En effet,[…], on nomme parfois consensus un résultat visé et obtenu par l’emploi d’une méthode de prise de décision, où après avoir fait exprimer et reconnu la validité des opinions exprimées par chacune des parties en présence, le groupe ou ses animateurs s’efforcent de dégager et de recueillir un accord pouvant être présenté comme unanime ou quasi unanime. Ce qui se démarque de la pratique courante d’atteindre un accord par absence d’opposition après avoir traité les objections ». (C’est nous qui mettons en gras)
Exemples de consensus qui diffèrent d’un résultat scientifique
On voit bien que, étendu au champ de la science, le recours au consensus vient en fait pallier l’absence de théorie scientifique validée par l’expérimentation et empiriquement consolidée.
Un consensus doit être absolument distingué d’un résultat scientifique – lequel d’ailleurs, pourra on le rappelle s’avérer plus tard inexact, ou remis en question. Le consensus repose non sur un travail scientifique, au sens large (aussi bien déductif qu’expérimental), mais sur la compilation, l’interprétation et l’appropriation des résultats du moment par une majorité. Or la majorité n’a pas toujours raison ! En effet, si les résultats sur lesquels elle s’appuie deviennent contestables, la notion de consensus à leur sujet ne doit pas obérer leur possible remise en cause, ce serait gravement entraver et pervertir la démarche scientifique.
On peut rappeler des exemples célèbres : avant que la tectonique des plaques ne s’impose, existait un large consensus à son encontre. En effet, en dépit des travaux prémonitoires dès 1858 du géographe Antonio Snider-Pellegrini (dans son mémoire intitulé La Création et ses mystères dévoilés), la théorie de l’ « uniformitarisme » continue de s’imposer malgré les hypothèses du géologue Frank Bursley Taylor en 1908, puis du météorologue allemand Alfred Wegener en 1912, puis en 1915, la « théorie des translations continentales » continue d’être rejetée par la communauté scientifique, au sein de laquelle perdure le « consensus » en faveur du « fixisme ». Ce n’est qu’à partir des années 50 que la tectonique des plaques réussit à s’imposer, et seulement en 1968 que Jack Oliver et son étudiant Bryan Isacks parviennent à expliquer la sismicité sur tout le globe terrestre par ce modèle de la tectonique des plaques , parvenant enfin à convaincre la majorité des scientifiques de rejeter le paradigme fixiste et embrasser la nouvelle théorie.
En remontant plus loin, avant Galilée et Copernic, existait un consensus en faveur du géocentrisme. On m’opposera que cela ne relève pas vraiment du champ scientifique, à l’époque plus que balbutiant. Soit, mais cela n’enlève rien au fait que le CONSENSUS prévalait. Il n’y a pas de raison, du reste, de limiter le débat au champ scientifique. Comme le rappelle un éditorial récent du Point à propos de la liberté d’expression (4), le célèbre « J’accuse… ! » d’Émile Zola dans L’Aurore pour lequel Ernest Vaughan et Georges Clemenceau, à la tête du journal, ont alors pris un risque considérable en le publiant, allait à l’encontre d’une opinion publique antidreyfusarde dans son écrasante majorité, et d’un consensus des journalistes qui s’est avérée ne pas avoir valeur de preuve ni de « garantie scientifique » !
Les « plus » et les « minus » du consensus
Ces considérations sont plutôt encourageantes tant qu’elles contribuent à alimenter le débat scientifique, car après tout, l’histoire des sciences n’est jamais qu’une succession sans fin de remise en cause des « consensus » par une voix discordante, minoritaire, voire carrément hétérodoxe. C’est une bonne chose, car un « platiste » moderne qui clame une contre-théorie aberrante ou farfelue, finalement renforce la théorie, en lui donnant l’occasion de réfuter sa réfutation et en démontrant que, tout en étant réfutable, elle résiste aux tentatives de falsification prônées par Karl Popper. Mais s’il a raison, la force des faits finira par imposer ce point de vue non consensuel, ainsi la science progresse. On n’a pas cru Einstein tout de suite, il a fallu beaucoup d’opiniâtreté à l’interne en médecine qui le premier a soupçonné le rôle d’Hélicobacter pylori dans les ulcères, théorie ayant eu du mal à être imposée par Robin Warren et Barry Marshall conduisant à remplacer les gastrectomies des deux tiers par un traitement antibiotique… histoire qui illustre parfaitement la difficulté à faire admettre un nouveau concept.
Là où cela devient en revanche un problème, qu’il ne faut pas minimiser, c’est lorsque le « consensus » sert à justifier ou pire, imposer, des décisions qui engagent la collectivité, l’avenir, tout en fermant la porte à d’autres options. De facto, ceci implique le refus d’écouter les voix discordantes, voire de les faire taire, à tout le moins de les invisibiliser et les rendre inaudibles. Ce qui est sans conséquence vis-à-vis des farfelus, mais le jour où l’un de ces perturbateurs s’avère, à l’image de Zola ou de Galilée, avoir raison…
Le consensus est un très bon reflet de l’état de la science et de l’avancée de la réflexion scientifique, pour consolider la meilleure configuration du réel à un moment donné. Mais il devient dangereux s’il est instrumentalisé pour fermer la porte à la remise en question, le véritable moteur d’avancée de la science. Au prix, il est vrai, de bien plus d’errements superfétatoires, fantaisistes ou tout simplement erronés. Mais ne nous privons pas, jamais, de la possibilité de voir émerger, au milieu du fatras, l’idée géniale qui fera faire un bond en avant.
Un consensus, finalement, n’existe que pour être remis en question, un consensus n’est jamais définitif, un consensus ne reste que le temps d’être remplacé par un autre. Un consensus, sans remettre en cause sa grande utilité, n’aura jamais valeur de preuve, ni même de garantie scientifique.
Du bon usage du consensus
Que retenir de ceci ? Selon nous, que le consensus est l’un des meilleurs outils sur quoi assoir et prendre des décisions, mais qu’il faut toujours envisager la possibilité à plus ou moins long terme d’une remise en question et de l’effondrement de ce consensus, ce qui impose, ou devrait imposer, que toute décision soit prise en ménageant des possibilités de retour en arrière, de changement de cap. Autrement dit, toute décision fondée sur un consensus doit comporter plusieurs options, consensus n’implique pas engagement dans une voie unique, en espérant que celle-ci ne s’avèrera pas être un cul-de-sac…
Le consensus est précieux, mais il ne peut être qu’interprétatif, pas scientifique. Le consensus scientifique est un oxymore, sauf à renoncer au moteur même du progrès scientifique.
(1) https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/consensus/18357
(2) https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/consensus/
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Consensus
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Que penser alors du « consensus climatique », et de l’impossibilité d’en proposer une critique « poperienne ». Comme le précise l’article, il n’y a pas, en la matière de théorie au sens scientifique, mais des modèles dont les résultats dépendent beaucoup des données, paramètres et hypothèses choisis par les modélisateurs. Comme il est dit, ce consensus doit être distingué d’un résultat scientifique, qui, sur ce thème, n’existe pas. Or ce consensus entraîne des décisions politiques et économiques qui engagent l’humanité.
Il me semble que vous pensez au climat en écrivant votre article, mais sans le dire car c’est péché, non?
Qu’en pensez-vous?