
L’idée que nous serions entrés dans la 6e grande extinction de la vie sur Terre est régulièrement avancée pour critiquer la société moderne. Pourtant, l’idée est contestable d’un point de vue empirique et la critique revient à se méprendre sur l’impact des activités humaines.
On entend de plus en plus souvent que nous serions entrés dans une sixième grande extinction, comparable aux cinq précédentes crises majeures de l’histoire de la vie sur Terre. Cette idée s’est imposée dans les médias, dans les milieux écologistes et même dans certaines publications scientifiques. Elle s’appuie sur le constat d’un nombre croissant d’espèces menacées ou disparues, interprété comme le signe d’un effondrement accéléré de la biodiversité. Mais peut-on vraiment parler de « grande extinction » au sens scientifique du terme ?
Cette question se pose d’autant plus que cette idée d’un effondrement de la biodiversité constitue l’un des piliers de la critique contemporaine de la modernité techno-scientifique. La disparition d’espèces, réelles ou projetées, est en effet mise en avant comme une preuve que notre civilisation est fondamentalement destructrice. Derrière la dénonciation d’un désastre écologique, c’est donc un procès implicite du progrès technique, de la croissance économique et de la modernité occidentale qui se joue. Mais l’évolution de la biodiversité justifie-t-elle ces accusations politiques ?
Est-on vraiment dans la 6e extinction ?
Selon les spécialistes, une grande extinction correspond à la disparition d’au moins 75 % des espèces présentes sur les continents et dans les océans, sur une durée d’un ou deux millions d’années. Or, au regard de l’évolution de la faune et de la flore depuis 500 ans, nous n’en serions qu’à quelques pourcents. La biodiversité, continentale et marine, demeure encore largement intacte. Qui plus est, la majorité des espèces ayant disparu étaient soit insulaires, soit peu répandues. Le parallèle avec les grandes crises biologiques du passé, comme celle de la fin des dinosaures, reste donc largement prématuré. D’aucuns rétorqueront que, si le « seuil officiel » des extinctions n’a pas encore été franchi, la dynamique actuelle nous y conduirait d’ici à quelques siècles. L’alerte serait donc justifiée.
C’est toutefois très discutable. D’abord, les généralisations spatiales ne sont pas toujours pertinentes. Par exemple, comme évoqué, au moins la moitié des extinctions recensées concernent des espèces insulaires, disparues consécutivement à l’arrivée de populations humaines sur ces territoires. Mais ces mêmes arrivants ont souvent introduit de nouvelles espèces, volontairement ou non. Si la biodiversité globale (celle de la planète) a pu s’en trouver réduite, la biodiversité locale (celle des îles) a parfois augmenté. Dans ce cas, pourquoi considérer la baisse de la biodiversité globale comme un problème, si les milieux de vie demeurent fonctionnels et diversifiés à l’échelle locale ?
Ensuite, toute extrapolation temporelle n’est pas justifiée. Ce qui alarme les écologues, ce n’est pas toujours le taux actuel d’extinction des espèces, mais aussi celui, plus diffus, du déclin des populations animales. Il suffit alors de prolonger mathématiquement cette tendance pour anticiper une disparition des espèces concernées. Pourtant, ces déclins sont largement liés à des activités humaines spécifiques : colonisation insulaire, déforestation, expansion agricole, urbanisation, etc. Considérer que ces pressions vont se perpétuer sur des siècles repose sur l’hypothèse d’une pérennité de ces activités sous leur forme actuelle. Or ce présupposé est loin d’être acquis.
Par exemple, si la colonisation des îles a provoqué de nombreuses extinctions, cette phase est aujourd’hui largement achevée. De même, si les forêts européennes ont reculé jusqu’au 19e siècle, elles connaissent depuis lors une nette expansion, en raison des gains de productivité agricole. Ou encore, si la population humaine a fortement augmenté ces deux derniers siècles, il est très probable qu’elle décline dans les décennies à venir. Enfin, si les humains ont sciemment cherché à décimer des populations entières d’animaux par le passé, ils s’efforcent désormais de les préserver.
Au bout du compte, l’idée selon laquelle nous serions déjà engagés dans une 6e extinction repose sur des bases fragiles. Non seulement le seuil caractéristique d’une extinction de masse est encore loin d’être atteint, mais les extinctions constatées jusqu’ici ne sont pas inquiétantes. Quant aux projections qui prédisent une disparition prochaine d’un grand nombre d’espèces, elles sont sujettes à caution, dans la mesure où il est peu probable que les pressions exercées par l’humanité sur son environnement resteront identiques à l’avenir. Dès lors, pourquoi entend-on autant parler d’une 6e extinction dans les débats publics ?
Ce que cachent les discours sur la 6e extinction ?
Quand une baisse de la biodiversité ou une extinction d’espèce a lieu, il faut bien comprendre que ce n’est pas nécessairement un accident de parcours ou un problème. Elle peut être consubstantielle au développement de notre espèce qui en vient à occuper de plus en plus de place et à aménager son environnement. En exploitant des ressources, en transformant des écosystèmes et en éradiquant certaines espèces nuisibles, les humains modifient leur environnement pour leur bien-être. Si ce développement peut se faire au détriment de certaines formes de vie, il peut aussi en favoriser d’autres. Il faut donc privilégier la conservation sur le développement pour appréhender négativement toute disparition d’espèce.
D’ailleurs, les extinctions d’espèces ne datent pas de l’ère industrielle, ni même de l’agriculture. L’arrivée des premiers humains modernes, il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, dans de nouveaux territoires – en Australie, en Amérique ou sur les îles du Pacifique – s’est en effet très souvent accompagnée de l’extinction rapide de la mégafaune locale. Bien avant la machine à vapeur, nos ancêtres, armés de simples outils de pierre, avaient donc déjà profondément entamé la biodiversité. Et, apparemment, pas à leur détriment, si on en juge par leur succès évolutif.
Le taux de disparition des deux derniers siècles peut certes être supérieur à ce qu’il était dans les temps anciens. D’aucuns soutiennent que c’est cette accélération qui est alarmante. Mais c’est encore oublier qu’elle correspond à une période d’amélioration sans précédent des conditions de vie des humains. Faut-il s’en plaindre ? Qui plus est, il est paradoxal de s’inquiéter d’une modification de l’environnement des sociétés humaines quand celle-ci s’accompagne d’une explosion de leur population, passant d’un à huit milliards en deux siècles. N’est-ce pas un signe que, à ce jour, cette accélération n’a guère eu d’effets délétères ?
Quoi qu’il en soit, rien ne permet d’affirmer que la trajectoire actuelle, si elle était maintenue, mène nécessairement à une hécatombe biologique. D’abord, contrairement à une image souvent véhiculée, la biodiversité ne s’apparente pas à un château de cartes. Rien n’indique que, à partir d’un certain niveau, la disparition d’espèces entraîne un effondrement du monde vivant. Ensuite, les sociétés humaines disposent aujourd’hui de capacités techniques et scientifiques inédites pour surveiller, protéger et restaurer la biodiversité. De nombreuses espèces sont d’ailleurs déjà sauvegardées par la création de parcs naturels et par des programmes de conservation. Il est donc fort probable que les humains préserveront un noyau fonctionnel de biodiversité suffisant pour garantir le bon développement de leur civilisation.
En somme, les cris d’alarme à propos d’une supposée 6e grande extinction s’appuient davantage sur le désir de construire un récit de déclin destiné à délégitimer la civilisation industrielle que sur une analyse écologique rigoureuse. Or il est absurde de faire des extinctions une preuve de la nocivité de la société moderne. Certes, celle-ci a profondément transformé les milieux naturels et entraîné des extinctions et des réductions d’effectifs de certaines espèces. Mais elle a aussi permis d’améliorer les conditions de vie des humains, de mieux comprendre les dynamiques écologiques et d’élaborer des outils pour préserver ce qu’il est bon de préserver. Accuser la modernité d’être fondamentalement destructrice, c’est ainsi oublier les progrès immenses qu’elle a rendus possibles – en matière de santé, de longévité, de confort et même de protection de la nature. L’ironie est donc que ces discours qui appellent à une rupture radicale avec la modernité sous le prétexte d’une 6e extinction oublient que c’est précisément cette modernité qui nous donne aujourd’hui les moyens de mieux vivre sur Terre.
Article intéressant mais qui mériterait quelques compléments:
– nous ne connaissons encore que 20 à 30% des espèces selon diverses estimations, donc ce que nous observons n’est qu’une petite partie de la réalité,
– dans ces approches sur les extinctions, on oublie que la majorité des espèces concerne les bactéries, les virus et les champignons, dont ne connait pas tout (et sans doute bien peu) et qui constituent un potentiel de régénération considérable,
– vu de la nature, si j’ose dire, un éléphant n’est pas plus important qu’escherichia coli; évitons l’anthropomorphisme et la surestimation du visible.