Alors que le monde entier s’interroge pour savoir si le développement exponentiel de l’IA relève d’un phénomène de bulle et s’inquiète de « comment financer l’IA », l’avis d’un expert financier comme Vincent Guardiola est intéressant. Après des études à l’Ecole des Ponts, cet ingénieur de formation a choisi de s’orienter vers le monde de la finance et compte quarante ans d’expérience dans ce secteur. A son actif Eurotunnel, Euro Disney, des raffineries en Chine…. et des employeurs tels que Indosuez, ALCATEL, RBS/Natwest, BBVA, UniCredit, Lloyds… Après un bref retour sur sa carrière, il fait part de sa réflexion sur l’incompatibilité apparente entre science et finance, puis sur la différence entre projet public et privé, la planification et le financement de l’innovation, et enfin il ouvre le débat sur le futur (possible) de l’IA et de la « numérisation des usages », risque mais aussi solution du challenge environnemental mondial. Une interview à dévorer pour mieux comprendre les enjeux de notre monde.
The European Scientist : Eurotunnel, Euro Disney, raffinerie en Chine… Vous avez participé, au financement de tous ces projets prestigieux. Pouvez-vous revenir sur votre carrière ?
Vincent Guardiola : J’ai été pendant 40 ans un professionnel de la finance. Après une formation d’ingénieur, j’ai commencé directement dans une banque d’affaires (Indosuez), où j’ai passé 15 ans comme spécialiste du financement de projet.
J’ai eu la chance de participer au montage du financement de grands projets comme Eurotunnel, Orlyval, EuroDisney etc… Puis je suis parti en Asie en 1991 où j’ai travaillé sur le financement de projets dans de nombreux pays (traitement d’eau en Malaisie, raffinerie en Chine, champ de gas en Indonésie etc.).
En 1997, je suis passé dans l’industrie, chez Alcatel, où j’ai passé 7 années passionnantes dans une industrie (télécoms) en pleine révolution avec l’arrivée simultanée de deux technologies de rupture: internet et la téléphonie mobile.
Malheureusement, Alcatel a commencé à décliner après la crise de 2001 et je suis reparti dans la banque en 2004.
Petite anecdote au passage : j’ai démarré dans la finance un peu par hasard. Certes, j’avais choisi l’option « Administration et Finance » aux Ponts (plus l’IAE), mais j’ai vite découvert que, la finance, c’est comme le vélo : ça s’apprend en pratiquant !

TES. : Pouvez-vous développer votre expérience sur la Chine ?
VG.: Je découvre la Chine en 1991, avant son décollage économique : au bout de la place Tienanmen, il n’y avait que des masures en brique et terre ! La Chine a fait un saut de développement en 30 ans totalement inimaginable à l’époque et sans précédent dans l’histoire.
C’est une des deux grandes questions actuelles: le décollage économique extraordinaire de l’Asie et la révolution numérique, deux choses que j’ai vécues « de l’intérieur ».
En 2000, c’est la combinaison de deux technologies de rupture qui va faire exploser le monde des grands équipementiers télécom : presque tous les champions nationaux font faillite (l’Américain Lucent, le Britannique Marconi, le Canadien Nortel, le Français/Belge Alcatel) !
Si, comme je le pense, nous vivons un double bouleversement comparable aujourd’hui, avec l’essor irrésistible de l’industrie asiatique et la révolution numérique, il faut se réinventer !
TES. : Vous insistez sur le distinguo entre le financement de projets et le financement d’entreprise. Pouvez-vous nous expliquer ?
VG.: Oui, il y a une différence importante entre le financement de projet et la « finance d’entreprise ».
La finance d’entreprise, qui représente le gros de la finance privée, c’est le financement des entreprises établies (comme Vinci ou LVMH).
C’est le financement de l’existant, des entreprises avec un bilan qui témoigne de leur réussite (passée et « donc » future).
Le financement de projet, c’est du financement de startup un peu particulier : cela consiste à financer ex nihilo une entreprise qui n’a pas de passé mais un contrat particulier (e.g. une concession), en « espérant » qu’elle dégagera des excédents d’exploitation qui permettront de rembourser ses crédits et de verser des dividendes.
TES. : Bien que vous soyez vous-même ingénieur de formation, vous êtes assez critique à l’égard des ingénieurs en matière de finance. Vous parlez d’une incompatibilité et d’une incompréhension profonde.
Oui. « Incompatibilité » est provocateur, bien sûr, mais c’est le résultat de mon expérience.
Bien entendu, il ne s’agit pas d’une incompatibilité structurelle (au sens théorique) entre science et finance.
Je parle d’incompatibilité « dans la pratique » de ces deux activités.
Quelques explications :
- Chez Alcatel, j’ai travaillé dans des équipes multidisciplinaires qui collaboraient ensemble pendant des mois ou des années pour monter le financement de grands projets de Télécom.
- Après ces longues expériences communes, il me semblait que certains de mes collègues ingénieurs avaient compris les clés du financement de projet et qu’ils me faisaient confiance.
- Mais je découvrais immanquablement, quelques mois plus tard, qu’ils « avaient tout oublié » : sur le projet suivant, ils me reprochaient « de ne pas y croire » ou de ne pas comprendre que « c’est le rôle des banques de prendre des risques » !
L’analyse que j’en fais maintenant, c’est que leur « pensée désirante » (G. Bronner) d’obtenir l’argent du financement de leur projet les ramenait à leurs a priori et croyances (négatives) à propos de la finance et de l’argent.
Les non-financiers ont une compréhension « de l’argent » dérivée de leur pratique quotidienne : l’argent du ménage, leur salaire. Cette pratique n’a pas grand-chose à voir avec la mécanique des opérations financières des grandes entreprises ou des grands projets.
En outre, cette incompréhension est aussi la faute des financiers, qui ne comptent qu’en euro et jamais en watt ou en homme/jour. C’est une déformation professionnelle, un élément réducteur de la vision du monde, que les ingénieurs perçoivent et qu’ils n’aiment pas… à juste titre !
Enfin, il faut peut-être aussi prendre en compte une des caractéristiques de notre culture française : le mépris (affiché) pour l’argent et les profits!
TES. : Vous en tirez la conclusion d’une relation difficile entre science et finance.
VG.: Oui. Le regard du financier est tellement différent du regard de l’ingénieur ! La communication est difficile et même parfois impossible !
Ce fut une grosse déception des 7 ans passés chez Alcatel : les financiers et les ingénieurs vivent dans des mondes parallèles…
Il y a d’autres mondes parallèles : le monde de la philosophie et celui de la technique ? Mais il ne me semble pas que ces mondes soient incompatibles : il y a, certes, de grands philosophes technophobes (je pense à Sartre), mais il y a aussi des Aron et des Comte-Sponville qui conseillent des chefs d’entreprise.
TES. : Voyez-vous une distinction entre projet commandé, et parfois piloté, par le public et le même projet qui serait commandé par le privé.
VG.: Oui. Je peux tirer quelques remarques d’ordre général de mon expérience des projets privés/publics.
Il n’y a pas d’avantage pour le privé en théorie : c’est l’expérience pratique qui montre l’avantage du privé sur certains critères.
Lorsqu’un projet est financé et piloté « de manière privée », la « discipline du privé » s’applique. « Le privé » sait faire des arbitrages douloureux quand il le faut, pour faire tenir le projet dans son budget et pour chercher à atteindre les résultats escomptés.
La puissance publique n’a pas la contrainte de la compétitivité : elle n’est pas familière de cette discipline et de certaines décisions douloureuses (on ne licencie pas chez les fonctionnaires !).
Un bon exemple de l’avantage de la « discipline du privé » c’est le projet de ligne TGV Tour-Bordeaux : un projet de 6md€ sur 3 ans construit par Vinci dans les délais et en dessous du budget ! La raison de ce miracle? Vinci était à la fois constructeur et futur concessionnaire de l’infrastructure : merveilleuse illustration de la discipline privée et du parfait alignement d’intérêt entre constructeur et client (concessionnaire) !
TES. : Que pensez-vous de la planification en général et de la planification d’État en particulier ? Comment expliquez-vous par exemple que le plan Mesmer a parfaitement fonctionné alors que le plan calcul a été un échec retentissant.
VG.: Pour le programme nucléaire français, il fallait évidemment une excellente planification d’Etat.
Les raisons du succès : grands timoniers, excellence des ingénieurs du secteur, financement public et consensus national.
D’abord, des hommes remarquables ont été en poste pour piloter et exécuter ce plan, comme M. Boiteux. Ensuite, un véritable engagement de l’État (financement public (1),qui était nécessaire mais pas suffisant : il y avait aussi en France une tradition d’excellence en ingénierie des grands projets.
Enfin, après le choc pétrolier de 73, l’impératif de réduction de la dépendance (et de la dépense !) de la France aux énergies fossiles faisait consensus, car il y avait aussi une vraie question de souveraineté stratégique (et pas seulement de souveraineté énergétique) puisque les grands pays producteurs de pétrole faisaient un chantage au boycott d’Israël.
Le plan calcul, c’est tout autre chose : il s’agissait de mettre en place une politique industrielle pour faire naître en France un champion des super-ordinateurs et/ou des mini-ordinateurs dans les années 60-70. Cela aurait peut-être pu marcher pour créer champion des supercalculateurs (mais c’est un tout petit marché !), mais pas pour l’informatique que l’on connaît aujourd’hui, celle des PC, même avec le meilleur plan calcul possible !
Car ce sont de petits appareils rudimentaires, comme l’Apple 2 puis le Mac, qui ont changé le cours de l’histoire de l’informatique (et du monde) : aucun informaticien professionnel de l’époque ne pouvait l’imaginer !
Et je crois que les PC ne pouvaient naître qu’aux USA, parce que les Américains ont deux outils que nous n’avons pas : le financement à risque par les fonds de pension et leur culture de la prise de risque financier.
La retraite par capitalisation et la nécessité pour tous les Américains de faire fructifier leurs placements d’épargne-retraite créent des conditions favorables au financement des nouvelles technologies bien supérieures à ce que nous pouvons avoir en France.
Une illustration :
- Les deux plus grands fonds US, Blackrock et Vanguard, gèrent 13 000 milliards $ d’épargne à eux deux !
- S’ils en investissent seulement 1% dans le financement des start-ups, ça fait 130 milliards de dollars de financement de l’innovation !
Notre système de retraite par répartition en France, qui est une bonne chose pour des questions de solidarité et d’équité, ne permet rien de tel.
Nous avons en France des jeunes talentueux, des Gates ou Jobs/Wozniak en herbe. Mais ils doivent aller aux USA pour y trouver les financements « pour passer à l’échelle », surtout dans l’économie numérique où l’on compte en milliards $.
TES. : Justement, on entend beaucoup actuellement qu’il est impératif de financer le développement de l’IA. A quel niveau pensez-vous que cela doit se faire : national ou européen ?
VG.: L’IA (son futur) est, à mon avis, une des deux grandes questions existentielles pour les entreprises (avec l’impératif de décarbonation).
J’ai l’impression de me retrouver dans la même situation qu’en 2000 chez Alcatel :
- Un espoir irrationnel dans l’essor des télécoms a créé une bulle d’investissements, qui éclate en 2001 et conduit à la mort des équipementiers traditionnels…
- Mais, 10 ans plus tard, elle fait éclore un nouveau monde : les smartphones, les réseaux sociaux, « Netflix pour tous » etc.. !
L’IA d’aujourd’hui, qui nécessite des milliards $ en serveurs, fait beaucoup penser à une bulle sur le point d’exploser. Mais ces millions de nouveaux serveurs vont, je le pense comme beaucoup, permettre l’irruption d’applications inimaginables aujourd’hui, qui bouleverseront le monde.
En outre, pour paraphraser Malraux, « le XXIe siècle sera numérique ou ne sera pas !».
Les outils de communication, de loisirs, et peut-être aussi d’éducation et de travail, des 5 milliards de consommateurs des classes moyennes mondiales (en 2030), seront numériques, il le faut !
Car l’explosion des classes moyennes mondiales (qui étaient d’1 milliard en 1990 et vont passer à 5 milliards en 2030) va conduire nécessairement à une « numérisation des usages ». Il ne peut pas en être autrement ! Pour des raisons évidentes de limites: énergétiques, matières premières, émissions de CO2…
Nous allons voir arriver des offres numériques aussi incroyables que le miracle de la numérisation de l’industrie de la musique, qui a mis toute la musique du monde à disposition de tous (pour quelques euros par mois). Ces nouvelles offres numériques vont bouleverser de nombreux domaines : les loisirs (certainement (3)), l’éducation/formation continue (probablement) et peut-être le travail (de nouveau !).
Certains craignent le nivellement par le bas et l’uniformisation, comme on l’a craint de la TV, puis des réseaux sociaux. Pas moi (4).
Il faut aussi imaginer l’apparition de produits numériques « de luxe » (chers et exclusifs), et des offres numériques extraordinaires dans le domaine de l’art, de l’art de vivre, de la solidarité etc… offres qui auront nécessité talent, créativité, ingénierie numérique, psychologie : la France est bien placée !
Pour revenir à la question initiale, il faut impérativement que l’IA soit financée et adoptée au niveau national ET Européen. Une bonne politique industrielle et scientifique de l’IA (i.e. des prochaines étapes de la révolution numérique) est indispensable aux deux niveaux !
C’est un enjeu existentiel pour l’industrie française. C’est triste à dire, mais si vous êtes une entreprise industrielle française du secteur concurrentiel, vous avez une courte espérance de vie ! Sauf à migrer dans le luxe (plus facile à dire qu’à faire !), dans les produits décarbonés ou dans les services. Et sans IA, aucune chance !
Mais rien n’est perdu : je suis fier d’être Français et Européen, car nous avons une culture extraordinaire et une grande tradition d’excellence en science et en ingénierie.
La révolution numérique et l’impératif de décarbonation offrent des perspectives… à saisir !
Notes :
- C’est EDF qui a financé le plan Mesmer sans garantie explicite de l’Etat, mais EDF et l’Etat, c’était pareil pour les financiers !
- Les fonds de pension investissent l’essentiel de ces fonds « en bon père de famille », sur des actifs peu risqués.
- C’est déjà très largement le cas des loisirs (en termes de temps passé): les 16-19 ans passent 5 heures par jour sur écran en France !
- Le monde s’est « mondialisé » dans certains domaines (science mondiale, outils de communication mondiaux : faut-il le regretter ?), mais les grandes cultures restent fondamentalement différentes et la révolution numérique permet aussi de conserver ces différences.
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