Très souvent pour paraphraser Thomas Kuhn, on résume sa pensée en disant « La science, c’est ce que font les scientifiques — et les scientifiques sont des femmes et des hommes qui travaillent dans des situations historiques et sociales concrètes. », la citation exacte étant “The practitioners of a mature science are men [and women] committed to the same rules and criteria for scientific practice… Scientific knowledge is the product of a community with a very special history.” Une idée qu’exprime bien le témoignage de Christian Semperes, ancien chef d’exploitation d’une centrale nucléaire, qui nous explique ici l’origine des prénoms donnés aux turbines de centrales nucléaires.
Christine, la turbine de l’EPR de Flamanville 3 : une enfance tumultueuse, mais aujourd’hui dans la cour des grandes !
Le réacteur de Flamanville 3 vient d’atteindre les 100 % de sa puissance nominale. Mais c’est de Christine dont je vais vous parler aujourd’hui, la turbine de l’EPR, ainsi prénommée. Je vais aussi vous parler de celles et ceux qui l’ont baptisée « Christine » et qui perpétuent une tradition et un rite industriel, le service au public chevillé au corps.
Je dédie cet article à Madame Élisabeth Borne, qui manifestement ne connaissait pas cette tradition lorsqu’elle se félicitait d’avoir mis fin à Fessenheim. Je le dédie aussi à toutes celles et à tous ceux qui ont fait du nucléaire leur grand Satan, et particulièrement à celles et ceux qui, au pouvoir, ont opposé nucléaire et énergies renouvelables.
La tradition des turbines baptisées par un prénom de femme
Dans le monde du nucléaire, les turbines ne sont pas de simples machines qui tournent. Elles ont un prénom, une histoire, et parfois un caractère bien trempé ! Depuis le début de la construction du parc nucléaire, toutes les turbines ont été baptisées avec des prénoms de femmes, choisis parmi ceux des premières assistantes de direction du site. Flamanville 3 n’a bien sûr pas dérogé à cette tradition ancestrale : la turbine de l’EPR s’appelle Christine. La Christine qui lui a prêté son prénom se reconnaîtra.
Manifestement, Madame Élisabeth Borne ne connaissait pas cette tradition en célébrant l’arrêt de Fessenheim. Elle se réjouissait en ces termes : « Il y a ceux qui parlent de l’arrêt de centrales nucléaires. Eh bien, nous, on le fait. » Ce n’est pas une centrale nucléaire que vous avez arrêtée, Madame. Ce sont deux membres de la famille des exploitants nucléaires que vous avez sacrifiés, en parfaite santé d’après l’Autorité de Sûreté Nucléaire, sur l’autel de l’écologisme.
Mais d’où vient cette tradition des prénoms de baptême des turbines ? Quelle est sa signification ? Quel est le symbole ?
Une tradition perpétuant des rites dans les industries à risques
Dans toutes les industries à risque, cette tradition se perpétue. Mon grand-père cheminot aimait me raconter l’épopée du rail du début du XXᵉ siècle. Les chauffeurs prénommaient leur locomotive à vapeur du prénom d’une femme : leur mère, leur sœur, leur épouse, leur fille. Je m’interrogeais sur l’origine de cette tradition. J’imagine qu’elle pourrait provenir de l’ouvrage « La Bête humaine », dans lequel Émile Zola personnifie les locomotives comme des créatures presque vivantes. Mais son origine est bien plus ancienne, liée à la culture maritime et aux métiers industriels.
D’ailleurs, la locomotive à vapeur « Pacific 231 K8 » était surnommée « La Belle », encore une référence à une caractéristique féminine, la beauté. Auprès de sa machine, tous les sens sont en éveil : la vue de son apparence, le toucher de sa chaleur, l’écoute de ses bruits, la senteur de son odeur — autant d’indicateurs de son état de santé. Sa machine vit comme un être humain, et on en prend soin. Cette tradition est une formidable histoire humaine.
Dans un contexte de dur labeur, de sueur, d’huile de coude, de jus de cerveau et de difficultés psychologiques, l’être humain ressent le besoin de personnifier son outil de travail. Cette machine est colossale. Il faut la bichonner pour la dompter.
La croissance de Christine
Alors, on a pris soin de Christine de l’EPR. On a veillé à son état de santé tout au long de sa construction, comme un enfant qu’on a vu naître, grandir et prononcer ses premiers mots. Quand elle est tombée, on l’a soignée. On a planté un tuteur pour que la plante pousse bien droite. Et on a repositionné le tuteur lorsque la plante a dérivé du chemin tracé.
La croissance de Christine fut un long chemin semé d’embûches. Comme un enfant, elle a connu des phases de rébellion : des retards de construction, des ajustements techniques, des doutes sur sa fiabilité. Ce fut très dur pour ses parents, les exploitants nucléaires. Mais ils ont tenu le cap durant ces épreuves.
Puis vient le jour où Christine s’émancipe : le jour de sa majorité, les 100 % de sa puissance nominale. Comme un enfant qui a eu une enfance difficile, les parents s’émerveillent de ce qu’il est finalement devenu. Ils sont fiers de ses MWh sûrs, très bas-carbone et pilotables. Christine fait maintenant partie de la famille, cette grande famille des exploitants nucléaires qui écrit l’histoire du service au public de l’électricité depuis Fessenheim.
Comme chaque membre de la famille, Christine a ses particularités. Elle se distingue des autres, on la remarque. Elle est la plus grande de la famille. Au regard de son enfance difficile, elle a du caractère. Christine a beau être la turbine d’un REP, on ne l’aborde pas comme les autres. Elle a ses spécificités, ses règles d’exploitation complexes, ses qualités et ses défauts.
Un rituel en porte-bonheur
Cette tradition de baptiser une turbine par un prénom de femme incarne une dimension humaine forte. Elle est issue d’une culture populaire. Elle touche aux sens, à l’émotion, à l’effort, à la transmission du savoir, du savoir-faire et du savoir-être. Bref, ce qui fait l’évolution de l’humanité depuis des centaines de milliers d’années.
Cette tradition est affective, mais elle est aussi rituelle, car elle touche à la superstition. Les chauffeurs qui devaient dompter une locomotive à vapeur, avec la responsabilité de centaines de passagers, étaient confrontés aux risques industriels. La culture industrielle est intimement liée à la culture du risque. Le nucléaire n’y déroge pas, comme l’aviation et bien d’autres domaines. Personnaliser sa machine par le prénom d’une femme, c’est aussi lui donner vie pour qu’elle nous donne en retour tout l’amour qu’on lui porte. On l’a baptisée en porte-bonheur, pour qu’elle soit protégée du malheur. C’est un sentiment humain ancestral. On souhaite bonne santé et longue vie à ceux qu’on a vus naître, qu’on aime et qu’on chérit. Même si on ne croit pas en Dieu, la baptiser, c’est la mettre sous protection.
Mais pourquoi des prénoms de femme sur des machines ?
Avant de conclure, interrogeons-nous pourquoi des prénoms de femmes pour baptiser des machines ? À une époque, aujourd’hui révolue, où les métiers techniques étaient presque exclusivement réservés aux hommes, ces derniers ont sans doute cherché à humaniser leur environnement de travail en y associant une « compagne » féminine. Cette tradition, née dans un contexte où les femmes étaient absentes des métiers techniques, reflétait moins une volonté de les réduire à des objets que le besoin de créer un lien affectif avec des machines aussi imposantes que dangereuses. Aujourd’hui, alors que la mixité est encouragée et s’invite de plus en plus dans les centrales nucléaires, des métiers de terrain, aux directrices d’unité en passant par les cheffes d’exploitation, ces prénoms restent le témoignage d’une relation unique entre l’humain et la technique. Les femmes au même titre que les hommes y ont, aujourd’hui, toute leur place. Et peut-être qu’un jour, un alternateur portera le prénom de Pierre, Paul ou Jacques.
Conclusion
En résumé, ce n’est pas du métal qu’on chauffe et qu’on fait tourner. C’est un outil de travail avec lequel on entretient un attachement symbolique. Ce jour de l’émancipation de Christine, la famille des exploitants nucléaires rend hommage aux deux turbines de Fessenheim qui se sont tues, par dogmatisme.
Madame Élisabeth Borne, comprenez-vous pourquoi vos propos prononcés à l’arrêt de mort de Fessenheim ont blessé la famille des exploitants nucléaires ?
Christine incarne maintenant l’avenir. Elle hérite aussi de l’histoire d’un nucléaire français qui se renouvelle sans oublier ses racines. Christine bénéficie du retour d’expérience des précédentes tranches nucléaires, qui constituent — excusez du peu — plus de 2 000 ans cumulés d’exploitation de 58 réacteurs du même type REP, dans un même groupe industriel, EDF. C’est unique au monde, et c’est français.
Si un jour, on vous demande pourquoi on donne un prénom de femme à une turbine, dites-leur que c’est parce que le nucléaire, avant tout, c’est une histoire de famille. Le nucléaire, c’est de l’humain. Christine portera, comme ses aînées, les espoirs et les exigences des exploitants nucléaires qui la font vivre. Puisse-t-elle inspirer les futures générations d’exploitants, comme Brigitte, de Blayais 4, a marqué la mienne.
Une anecdote personnelle
Comme chef d’exploitation durant 6 ans, j’ai exploité les deux réacteurs REP des tranches de Blayais 3 et 4. Les deux turbines se prénomment respectivement Anne-Marie et Brigitte. Durant ces 6 ans, j’avoue avoir eu un faible pour Brigitte ! J’y ai laissé des émotions, de la sueur et du remue-méninges.
Je me souviens de ce quart qui devait durer 8 heures et qui a duré plus du double, un certain 27 décembre 1999, lors du passage de la tempête Martin. Cette épreuve fut dure pour Brigitte et pour nous, exploitants nucléaires. J’ai entendu grogner son alternateur à chaque perturbation du réseau. Brigitte a résisté jusqu’à lâcher prise par son déclenchement. Par trois fois en 6 ans, elle m’a échappé des doigts. Elle s’est arrêtée de produire brutalement à cause de défaillances matérielles, sans compter ses redémarrages fastidieux.
Et le jour de mon départ en retraite, j’ai voulu refaire un quart de matin pour dire au revoir à Anne-Marie et Brigitte. C’était à l’image de mon grand-père, qui avait refait le trajet Paris-Marseille dans une locomotive, électrique cette fois, le jour de son départ en retraite. Ce quart de matin-là, Brigitte redémarrait après son arrêt pour rechargement. À la relève, les opérateurs du quart de nuit m’ont dit : « Elle t’a attendu ! Il ne reste plus qu’à la coupler au réseau. » Sans pourtant tenir les manettes ce jour-là, Brigitte a fait rugir ses watts dans un claquement bruyant du synchro-coupleur en salle des machines. Puis, elle s’est une nouvelle fois arrêtée de produire brutalement, pour une cause matérielle. Comme un ultime clin d’œil ! Ça ne s’invente pas ! Les opérateurs m’ont bien évidemment traité de « chat noir ». Il était temps de partir en retraite… Elle m’en a fait voir de toutes les couleurs, Brigitte ! Et c’est pour ça qu’elle restera ma préférée, parce qu’elle est fragile, comme un être humain.
Alors, la prochaine fois que vous entendrez parler de l’EPR de Flamanville, souvenez-vous : derrière les mégawatts et les technologies de pointe, il y a Christine. Une turbine, oui, mais aussi une histoire, une famille et une tradition qui rappelle que le nucléaire, avant tout, est une formidable aventure humaine.
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Très belle histoire, merci 🙂